« — Non, répondit-il.
« Un bref sourire joua sur ses lèvres, évanescente bouffée de contentement. Mais il reprit :
« — Vous vous sentez des obligations envers un monde que vous aimez, parce que ce monde pour vous est encore intact. On peut concevoir même que votre sensibilité devienne l’instrument de votre folie. Vous parlez d’œuvres d’art de beauté naturelle… Je voudrais avoir comme un artiste le pouvoir de faire revivre pour vous la Venise du quinzième siècle, le palais de mon maître, l’amour que je lui portais alors que j’étais encore un jeune mortel, et l’amour qu’il me montra en me transformant en vampire. Oui, si je pouvais récréer ces choses pour vous ou pour moi-même… ne fût-ce que pour un instant! Mais à quoi cela serait-il bon ? Et quel drame pour moi que le temps n’obscurcisse pas le souvenir de cette époque, qu’au contraire il devienne d’autant plus riche et plus magique à la lumière du monde que je vois aujourd’hui!
« — De l’amour? Il y avait de l’amour entre vous et le vampire qui vous a créé ? demandai-je en me penchant en avant.
« — Oui, répondit-il. Un amour si fort qu’il ne put permettre que je vieillisse et que je meure. Un amour qui attendit patiemment que je sois assez fort pour naître à ce monde de ténèbres. Voulez-vous dire qu’il n’y avait aucun lien d’amour entre vous et le vampire qui vous a fait?
« — Aucun, répondit-je vivement, sans pouvoir réprimer un sourire amer.
« Il m’étudia.
« — Pourquoi alors vous a-t-il offert ces pouvoirs?
« Je me radossai.
« — Vous considérez nos pouvoirs comme un don ? fis-je. Oui, bien sûr. Pardonnez-moi, mais cela me stupéfie de voir combien dans votre complexité vous êtes si simple en profondeur.
« Je ris.
« — Dois-je me considérer comme insulté? demanda-t-il en souriant.
« Son attitude ne faisait que confirmer mes paroles. Il avait l’air si innocent! Je commençais seulement à le comprendre.
« — Non, pas par moi, répondis-je, mon pouls s’accélérant comme je le regardais. Vous êtes tout ce dont j’ai rêvé lorsque je devins un vampire. Vous considérez nos pouvoirs comme un cadeau! répétai- je. Mais, dites-moi…, ressentez-vous toujours cet amour pour le vampire qui vous a donné la vie éternelle? Le ressentez-vous encore?
« Il parut réfléchir, puis dit lentement :
« — Quelle importance?
« Mais il poursuivit :
« — Je ne pense pas m’être trouvé très heureux d’avoir aimé tant de gens et tant de choses. Mais… oui, je l’aime toujours. Peut-être pas dans le sens où vous l’entendez… Il semble que vous n’ayez pas trop d’efforts à faire pour jeter la confusion dans mon esprit. Vous êtes vraiment un mystère. Je n’ai plus besoin de ce vampire.
« — J’ai reçu la vie éternelle, des sens supérieurs, et le besoin de tuer, expliquai-je rapidement, parce que le vampire qui m’a fait voulait la maison et l’argent que je possédais. Vous pouvez comprendre cela? Mais il y a tellement plus derrière ce que je vous dis. Tout se révèle à moi si lentement, si partiellement! Vous voyez, c’est comme si vous aviez fracturé une porte pour moi, d’où filtrerait un rayon de lumière… Je chercherais de toutes mes forces à rejoindre cette lumière, à repousser d’autres portes afin de pénétrer dans la région qui selon vous existe au-delà! Alors qu’en fait je n’y crois pas! Le vampire qui m’a fait incarnait tout ce que je croyais être l’essence même du Maclass="underline" il était aussi sinistre, aussi prosaïque, aussi stérile, aussi éternellement et inévitablement décevant que devait l’être pour moi le Mal! Cela, je le sais maintenant. Mais vous, vous vous situez complètement au-delà de tout cela. Ouvrez la porte pour moi, ouvrez-la en grand! Parlez-moi de ce palais vénitien, de votre amour avec un damné! Je veux tout comprendre!
« — Vous vous abusez. Ce palais ne signifie rien pour vous. Cette porte que vous voyez, c’est à moi qu’elle mène. A venir vivre avec moi, moi tel que je suis. Je suis le Mal, avec d’infinies nuances, et ne m’en sens pas coupable.
« — Oui, exactement, murmurai-je.
« — Et cela vous rend malheureux. Vous, qui êtes venu dans ma cellule pour me dire qu’il n’y avait qu’un seul péché, celui de prendre volontairement une innocente vie humaine.
« — Oui…, répondis-je. Comme vous avez dû rire de moi…
« — Je n’ai jamais ri de vous. Je ne peux me permettre de rire de vous. C’est à travers vous que je peux échapper au désespoir dont je vous ai dit qu’il causait notre mort. C’est à travers vous que je dois établir mon lien avec ce dix-neuvième siècle et parvenir à le comprendre d’une manière qui me revivifie, ce dont j’ai si horriblement besoin. C’est vous que j’ai attendu au Théâtre des Vampires. Si je connaissais un mortel possédant votre sensibilité, votre capacité de souffrir, votre pénétration des choses, je le ferais vampire sur-le-champ. Mais cela est si rare! Non, j’ai dû attendre et guetter votre venue. Et maintenant c’est pour vous que je vais me battre. Voyez-vous combien je suis implacable en amour? Est-ce cela que vous désignez sous le nom d’amour?
« — Oh! mais vous commettriez une terrible erreur, dis-je en le regardant dans les yeux.
« Ses paroles ne me pénétraient que lentement. C’était une terrible frustration, telle que je n’en avais jamais connu, que d’avoir à être si clair. Il n’était pas pensable que je puisse le satisfaire. Je ne pouvais satisfaire Claudia. Je n’avais jamais été capable de satisfaire Lestat. Et mon frère mortel, Paul : comme je l’avais piètrement, humainement déçu!
« — Non, je dois prendre contact avec cet âge, répondit-il avec calme. Et ceci, je peux le faire par votre intermédiaire… Il ne s’agit pas que vous m’appreniez des choses que je peux découvrir en un instant, dans un musée, ou lire en une heure dans un livre… Vous êtes l’esprit de ce siècle, vous en êtes le Cœur…
« — Non, non. (Je levai les bras au ciel, au bord d’un rire amer et hystérique.) Vous ne saisissez pas? Je ne suis l’esprit d’aucune époque. J’ai toujours été brouillé avec tout ce qui m’entourait! Je n’ai jamais appartenu à aucun endroit, à personne, ni à aucun temps!
« Ce n’était que trop parfaitement, trop douloureusement vrai.
« Mais son visage ne fit que s’illuminer d’un sourire irrésistible. Il semblait sur le point d’éclater de rire, d’un rire qui déjà secouait ses épaules.
« — Mais, Louis, dit-il d’une voix douce, c’est cela, l’esprit de votre époque. Vous ne voyez pas? Tout le monde ressent ce que vous ressentez. Votre chute de l’état de grâce, votre perte de la foi, tout un siècle les a vécues en votre compagnie!
« Je fus tellement abasourdi par sa remarque que je ne pus que rester pendant un long moment à contempler le feu. Le bois était presque entièrement consumé et s’était réduit en un désert de cendres couvantes, paysage gris et rouge qui se serait effondré au simple contact du tisonnier. L’âtre était pourtant encore très chaud et émettait une puissante clarté. Ma vie entière m’apparaissait en perspective.
« — Et les vampires du théâtre ?à demandai-je d’une voix sourde.
« — Ils sont le reflet de leur âge, en ce qu’ils pratiquent un cynisme incapable de saisir que l’ère des possibles s’est éteinte, une sotte complaisance à parodier de façon sophistiquée le miraculeux — décadence dont le dernier refuge est le ridicule, l’impuissance maniérée. Vous les avez vus; vous avez connu ce genre de personnes toute votre vie. Vous reflétez votre âge différemment. Vous reflétez son cœur brisé.