« — Ce qui signifie malheur. Un malheur que vous n’entrevoyez même pas.
« — Je n’en doute pas. Dites-moi ce que vous ressentez, ce qui vous rend malheureux. Dites-moi pourquoi, pendant l’espace d’une semaine, vous n’êtes pas venu me voir, bien que vous en ayez brûlé d’envie. Dites-moi ce qui vous retient encore à Claudia et à l’autre femme.
« Je secouai la tête.
« — Vous ne savez pas ce que vous demandez. Vous voyez, il m’a été atrocement difficile d’accomplir la transformation de Madeleine en vampire. J’ai dû rompre une promesse faite à moi-même de ne jamais me livrer à ce genre d’acte, même si ma propre solitude me le dictait. Je ne considère pas notre vie en terme de pouvoirs et de dons. Je la considère comme une malédiction. Je n’ai pas le courage de mourir. Mais faire un autre vampire! Charger un autre du poids de cette même souffrance, condamner à mort tous ces hommes et toutes ces femmes qui fatalement seront ses victimes! J’ai brisé un grave serment. Et ainsi…
« — Mais, si cela peut vous apporter quelque consolation…, vous vous rendez sûrement compte que j’y ai été pour quelque chose!
« — Que j’ai fait cela pour me libérer de Claudia, pour être libre de venir à vous…, oui, je m’en rends compte. Mais la responsabilité finale, c’est à moi qu’elle incombe!
« — Non, je voulais dire que j’y avais eu une part directe. C’est moi qui vous ai fait agir! J’étais près de vous, cette nuit-là. J’ai exercé mon pouvoir le plus puissant pour vous persuader de le faire. Vous ne le saviez pas?
« — Non!
« Je baissai la tête.
« — J’aurais bien fait moi-même de cette femme un vampire, reprit-il d’une voix douce. Mais j’ai pensé qu’il était mieux que vous participiez à la chose. Sinon, vous n’auriez pu abandonner Claudia. Vous deviez savoir que vous le vouliez…
« — Je maudis ce que j’ai fait! m’écriai-je.
« — Alors c’est moi qu’il faut maudire!
« — Non, vous ne comprenez pas. En faisant cela, vous avez presque détruit ce que vous appréciez en moi! Je vous ai résisté de toutes mes forces, alors que je ne savais même pas que c’était votre pouvoir qui agissait sur moi. Et quelque chose est presque mort en moi! La passion est presque morte en moi! La création de Madeleine m’a presque détruit!
« — Mais non elle n’est pas morte, cette passion, cette humanité, appelez cela comme vous voulez. Si ces sentiments n’étaient pas encore vivants en vous, il n’y aurait pas, en ce moment, de larmes dans vos yeux, il n’y aurait pas ce ton de rage dans votre voix!
« Je restai sans réponse, et ne pus que hocher la tête. Puis, luttant contre moi-même, je balbutiai :
« — Vous ne devriez pas me forcer à agir contre ma volonté! Vous ne devriez jamais exercer un pareil pouvoir…
« — Non, répondit-il aussitôt. Je ne devrais pas… Mais mon pouvoir s’arrête quelque part, à l’intérieur de vous-même; il y a un seuil où s’arrête ma puissance. Cependant… Madeleine est créée, maintenant. Vous êtes libre.
« — Et vous êtes content, dis-je, reprenant contrôle de moi-même. Je ne cherche pas à être acerbe. Vous m’avez. Je vous aime. Mais j’ai été joué. Vous êtes satisfait?
« — Comment ne pourrais-je l’être? demanda-t-il. Bien sûr, je suis satisfait!
« Je me levai et allai à la fenêtre. Les dernières cendres mouraient. Le ciel gris commençait de s’éclairer. J’entendis Armand me suivre près du rebord de la fenêtre. Je sentis sa présence à mon côté, cependant que mes yeux s’accoutumaient à la luminosité du ciel, de sorte que je voyais son œil et son profil se découper sur la pluie qui tombait, qui résonnait partout de tonalités différentes : gargouillis dans la gouttière qui bordait le toit, martèlement sur les ardoises, froufroutement à travers les branches luisantes et superposées des arbres, bruyantes explosions sur le rebord de pierre en pente de la fenêtre. Doux mélange de sons qui détrempait et colorait la nuit tout entière.
« — Me pardonnez-vous… de vous avoir forcé la main? demanda Armand.
« — Vous n’avez pas besoin de mon pardon.
« — Vous, vous en avez besoin, dit-il. En conséquence, j’en ai besoin, moi aussi.
« Son visage, comme toujours, était parfaitement calme.
« — Prendra-t-elle soin de Claudia? Résistera-t-elle ?
« — Elle est parfaite. Folle, mais, par le temps qui court, c’est parfait. Elle s’occupera bien de Claudia. Elle n’a jamais vécu seule; il lui est naturel de se dévouer à ses compagnons. Elle n’aurait pas besoin de raisons spéciales d’aimer Claudia. Mais il se trouve qu’en plus elle en a. La beauté de Claudia, la tranquillité d’âme de Claudia, le contrôle qu’elle a d’elle-même, la façon dont elle sait se dominer. Elles sont parfaites, ensemble. Mais je pense que… qu’elles devraient quitter Paris aussitôt que possible.
« — Pourquoi?
« — Vous savez pourquoi. Parce que Santiago et les autres vampires les considèrent avec méfiance. Tous ont vu Madeleine. Ils ont peur parce qu’elle connaît leur existence, et qu’eux ils ne la connaissent pas. Ils ne laissent jamais tranquilles ceux qui en savent trop sur eux.
« — Et ce garçon, Denis? Quels sont vos plans à son égard?
« — Il est mort, répondit-il.
« Je fus stupéfait. A la fois de sa réponse et de son calme.
« — Vous l’avez tué? dis-je dans un souffle.
« Il acquiesça de la tête, sans dire un mot. Mais ses grands yeux sombres semblaient en extase devant moi, devant mon émotion, devant le trouble que je n’essayais pas de cacher. Son sourire doux et subtil semblait m’attirer à lui; sa main se referma sur la mienne, sur le rebord humide de la fenêtre, et je me sentis pivoter pour lui faire face, m’approcher de lui, comme si j’avais perdu le contrôle de moi-même et que ce fût lui qui commandât à mon corps.
« — Cela valait mieux, expliqua-t-il. Il faut que nous partions, maintenant…
« Il regarda la rue, plus bas.
« — Louis, suivez-moi, chuchota-t-il.
« Sur le rebord de la fenêtre, il s’arrêta.
« — Même si vous tombiez sur le pavé, reprit-il, vous ne souffririez qu’un moment. Vous guéririez si rapidement et si totalement qu’en quelques jours vous n’en garderiez plus trace ; vos os se remettraient aussi facilement que votre peau se cicatrise ; que mes paroles vous aident à accomplir ce qu’en vérité il vous est si facile de faire! Descendez après moi.
« — Qu’est-ce qui peut causer ma mort? demandai-je brusquement.
« Il s’immobilisa de nouveau.
« — La destruction de vos restes, répondit-il. Vous ne le savez pas? Le feu, le démembrement…, la chaleur du soleil. Rien d’autre. Il se peut que vous gardiez les marques de vos blessures, oui. Mais vous pouvez résister à tout. Vous êtes immortel.
« Je plongeai le regard dans l’obscurité qui régnait en contrebas, au travers de la tranquille pluie d’argent. Une lumière cligna derrière les arbres mouvants et ses pâles rayons révélèrent la rue : les pavés mouillés, la poignée de métal de la sonnette d’une remise à voitures, le lierre qui grimpait jusqu’en haut du mur. La grosse carcasse noire d’une voiture frôla les feuilles, puis la lumière s’affaiblit, la rue vira du jaune à l’argent puis disparut complètement, comme absorbée par la masse sombre des arbres. Ou plutôt comme si elle avait été soustraite aux ténèbres. J’eus le vertige. Il me sembla que la maison tanguait. Armand, assis sur le bord de la fenêtre, me regardait.
« — Louis, venez chez moi ce soir, murmura-t-il soudain sur un ton pressant.
« — Non, répondis-je d’une voix douce. C’est trop tôt. Je ne peux encore les laisser.