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« — Battez-vous, Madeleine! criai-je.

« Mais pour toute réponse je n’entendis que ses sanglots. Puis au centre de ce tourbillon je l’aperçus, transie, épouvantée, entourée d’autres vampires. Ils riaient de ce rire creux des vampires qui est comme un tintement de cloches d’argent. Santiago se tenait le visage. Je l’y avais mordu jusqu’au sang. Je le frappai à la poitrine, au crâne. Mon bras brûlait de douleur. D’une secousse, je me libérai de l’étreinte de l’un de mes adversaires. Le bruit du verre brisé résonna derrière moi. Mais quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre, s’était emparé de mon bras et me tirait, puissant et tenace.

« Je ne me souviens pas d’avoir faibli. Je ne me souviens pas d’un moment critique où la force d’un autre aurait pris le dessus sur la mienne. Je me souviens seulement d’avoir été vaincu par le nombre. Sans pouvoir m’y opposer, par le seul fait de leur grand nombre et de leur ténacité, je fus immobilisé, entouré et tiré de force dehors. Au milieu d’une foule de vampires, je dus suivre le couloir, dévaler l’escalier; au moment de franchir les étroites portes de derrière de l’hôtel, je me retrouvai libre, pour être aussitôt entouré de nouveau et solidement maintenu. J’apercevais le visage de Céleste tout près de moi; si j’avais pu, je l’aurais défigurée à coups de dents. Je saignais abondamment et l’on serrait l’un de mes poignets si violemment que ma main en était presque insensible. Madeleine sanglotait toujours, non loin de moi. Nous nous entassâmes tous dans une voiture. Gisant sur le plancher du véhicule, je luttais obstinément contre l’évanouissement, malgré les coups qui pleuvaient sur ma nuque, malgré le sang qui mouillait ma tête et suintait dans mon cou, m’accrochant à l’idée que je sentais toujours le mouvement de la voiture, que j’étais encore vivant, encore conscient.

« Aussitôt que l’on m’eut traîné à l’intérieur du Théâtre des Vampires, je me mis à hurler le nom d’Armand.

« On me lâcha, mais seulement pour me laisser chanceler dans l’escalier qui menait au sous-sol, environné de la horde dont les mains menaçantes me poussaient. A un moment, je pus m’emparer de Céleste, qui cria. Quelqu’un me frappa par-derrière.

« Et c’est alors que je vis Lestat.

« Ce fut un coup infiniment plus terrible que tous les autres. Lestat debout au centre de la salle de bal, Lestat qui vrillait sur moi des yeux aigus, qui étirait ses lèvres en un sourire sournois. Habillé, comme toujours, de façon impeccable, toujours aussi splendide dans son riche habit noir et son linge fin. Mais chaque pouce de sa chair blanche était encore marqué d’innombrables cicatrices. Ah! comme son visage figé et élégant était déformé par les petits sillons durcis qui entaillaient sa peau délicate, au-dessus des lèvres, qui entaillaient ses paupières et la surface lisse de son front! Et ses yeux, ses yeux brûlaient d’une rage silencieuse, colorée de ce qui semblait être une sorte d’orgueil, un orgueil horrible et impitoyable qui signifiait : « Regarde donc ce que je suis devenu! »

« — C’est lui? demanda Santiago en me poussant en avant.

« Lestat se tourna brusquement vers lui et lui dit d’une voix rauque et étouffée :

« — Je vous ai dit que je voulais Claudia, l’enfant! C’est Claudia que je voulais!

« Il accompagna cette explosion d’un mouvement de tête involontaire, sa main tâtonna à la recherche d’un bras de fauteuil inexistant, puis il se reprit et se redressa, les yeux sur moi.

« — Lestat, commençai-je, saisissant les quelques brins d’espoir qui s’offraient à moi, vous êtes vivant! Vous avez survécu! Dites-leur donc comment vous nous avez traités!…

« — Non… (Il secoua furieusement la tête.) Revenez avec moi, Louis!

« Je refusai un instant d’en croire mes oreilles. Une part de moi-même, à un niveau plus profond, plus désespéré, me disait : « Raisonne avec lui… », mais mes lèvres ne purent que laisser échapper un rire sinistre.

« — Etes-vous devenu fou? lui lançai-je.

« — Je vous rendrai votre vie d’autrefois! s’écria-t-il.

« La tension qu’il mettait dans ses paroles faisait frémir ses paupières, battre sa poitrine, agitait spasmodiquement sa main qui s’ouvrait et se refermait dans le vide.

« — Vous m’aviez promis que je pourrais le ramener avec moi à La Nouvelle-Orléans, dit-il à Santiago.

« Puis sa respiration devint haletante, tandis qu’il dévisageait tour à tour les vampires qui resserraient leur cercle autour de nous. Il explosa :

« — Où est Claudia? C’est elle qui m’a fait du mal, je vous l’avais dit!

« — Tout à l’heure, tout à l’heure, répondit Santiago en s’approchant de Lestat, qui recula et perdit presque l’équilibre.

« Sa main trouva le bras de fauteuil qu’elle cherchait depuis un moment et s’y agrippa. Yeux clos, il reprit contrôle de lui-même.

« — Mais lui, il l’a aidée, il a été son complice…, reprit Santiago en s’approchant encore.

« Lestat rouvrit les yeux.

« — Non! Louis! Il faut que vous reveniez avec moi! J’ai quelque chose à vous dire… au sujet de cette nuit… dans le marécage…

« Mais il s’interrompit et se mit de nouveau à regarder tout autour de lui, comme un animal blessé et pris au piège.

« — Écoutez-moi, Lestat, commençai-je. Si vous la laissez aller, si vous lui pardonnez…, je… je reviendrai avec vous.

« Ma voix sonnait creux, métallique. J’avançai d’un pas, tentai de rendre mon regard dur et indéchiffrable, de faire de mes yeux deux phares projetant tout mon pouvoir de persuasion. Luttant contre sa propre faiblesse, il m’observait, m’étudiait. Céleste me retenait par le poignet.

« — Il faut que vous leur disiez, poursuivis-je, comment vous nous avez traités. Que vous leur disiez que nous ignorions les lois, que nous ne connaissions pas l’existence d’autres vampires.

« Je parlais mécaniquement, tout en pensant : « Il faut qu’Armand revienne. Il les arrêtera, il les empêchera de continuer… »

« J’entendis alors que l’on traînait quelque chose sur le sol. Madeleine, épuisée, continuait de pleurer. Je la cherchai des yeux et la découvris, assise dans un fauteuil. Quand elle vit que je la regardais, sa terreur parut s’accroitre. Elle essaya de se lever, mais on l’en empêcha.

« — Lestat, demandai-je, que voulez-vous de moi ? Je vous donnerai tout ce que vous voulez…

« Mais j’aperçus soudain l’objet que l’on traînait dans la pièce. Lestat aussi l’avait vu. C’était un cercueil pourvu de larges serrures de fer. Je compris tout de suite.

« — Où est Armand? criai-je sur le ton du désespoir.

« — Elle a voulu me tuer, Louis. C’est elle qui a voulu me tuer! Pas vous! Elle doit mourir! fit Lestat d’une voix faible, presque un râle, comme si parler lui coûtait un terrible effort. Emportez ça d’ici! fit-il d’un ton rageur à l’adresse de Santiago. Il revient à la maison, avec moi!

« Mais Santiago ne répondit que par un rire, un rire qui contamina Céleste, puis tous les autres vampires.