« Je ne peux pas la sauver!
« Vous ne vous attendez tout de même pas à ce que je parte sans elle! m’écriai-je, horrifié. Ils la tiennent prisonnière là-dedans, Armand, vous devez la sauver! Vous n’en avez pas le choix!
« — Pourquoi dites-vous cela? Je n’en ai pas le pouvoir, vous devez le comprendre. Ils se révolteront contre moi. Rien ne peut les en empêcher. Louis, je vous le dis, je ne peux rien pour elle. Je risquerais seulement de vous perdre. Vous ne pouvez pas revenir sur vos pas!
« Je refusai d’admettre qu’il disait vrai. Je n’avais d’autre secours qu’Armand, mais en vérité j’avais largement, dépassé le stade de la peur. Je devais aller rechercher Claudia, fût-ce au prix de ma vie. Ce n’était même pas une question de courage, c’était une simple évidence. De plus, je savais bien, je voyais bien à son attitude passive, à la façon dont il partait, qu’Armand non seulement ne m’en empêcherait pas, mais encore me suivrait.
« Je ne me trompais pas : il courut à mes trousses, quand je m’engouffrai dans le souterrain, pour rejoindre la salle de bal. J’entendais les bruits que faisaient les autres vampires, mêlés à diverses rumeurs, les rumeurs du trafic parisien, les rumeurs provenant, semblait-il, de la foule assemblée dans la grande salle du théâtre, au-dessus de nos têtes. Au moment où j’atteignais les dernières marches de l’escalier menant à la salle de bal, je vis Céleste dans l’encadrement de la porte. Elle tenait à la main l’un de leurs masques de scène. Sans montrer aucune inquiétude, étrangement indifférente même, elle se contenta de me regarder.
« Je pensais qu’elle allait se ruer sur moi et donner l’alarme. Mais elle n’en fit rien. Elle recula dans la salle de bal, se mit à tourner sur elle-même, faisant virevolter sa jupe et semblant prendre plaisir aux subtils mouvements de l’étoffe, et, décrivant des cercles de plus en plus larges, dériva jusqu’au centre de la pièce. Là, elle se cacha le visage derrière le masque où était peinte une tête de mort et dit à voix basse :
« — Lestat…, c’est votre ami Louis qui nous rend une petite visite. Un peu de tenue, Lestat!
« Elle retira le masque, tandis qu’une onde de rires submergeait la pièce. Je les vis, ombres obscures, assis un peu partout, ou debout par petits groupes. Lestat, épaules voûtées, était dans un fauteuil et regardait ses mains qui s’affairaient avec un objet que je ne pouvais voir. Il leva lentement la tête. Dans ses yeux, à demi cachés par les mèches blondes de ses cheveux, il y avait de la peur. C’était indéniable. Il regarda Armand, qui traversait silencieusement la salle, à pas lents et réguliers. Les vampires s’effaçaient devant lui, tout en l’observant.
« — Bonsoir, monsieur[4], fit Céleste en le saluant au passage, tenant le masque comme un spectre.
« Le regard d’Armand ne s’arrêta pas sur elle, mais sur Lestat.
« — Etes-vous satisfait? lui demanda-t-il.
« Les yeux gris de Lestat parurent considérer Armand avec étonnement. Ses lèvres tentèrent de balbutier un mot, tandis que ses yeux se gonflaient de larmes.
« — Oui…, murmura-t-il.
« Ses mains jouaient encore avec l’objet qu’il cachait sous son habit noir. Puis il me vit, et les larmes se mirent à couler sur ses joues.
« — Louis, dit-il d’une voix qu’un terrible combat intérieur semblait rendre plus riche et plus profonde, Louis, je vous en supplie, vous devez m’écouter. Vous devez revenir…
« Mais sur ces mots, baissant la tête, il eut une grimace de honte.
« J’entendis rire Santiago, puis Armand dire d’une voix douce à Lestat qu’il devait partir, quitter Paris, s’exiler.
« Lestat fermait les yeux, son visage était transfiguré de douleur. C’était un autre Lestat, une créature blessée et sensible, différente de l’homme que j’avais connu.
« — Je vous en prie, reprit-il d’une voix persuasive et suppliante. Je ne peux pas vous parler ici! Je ne peux pas vous faire comprendre… Viendrez-vous avec moi… quelque temps seulement… jusqu’à ce que je redevienne moi-même?
« — C’est de la folie!… répondis-je, portant soudain les mains à mes tempes. Où est-elle? Où est-elle?
« Je regardai leurs visages immobiles et passifs, leurs sourires indéchiffrables.
« — Lestat! appelai-je.
« Je l’obligeai à se retourner en l’agrippant par les revers de son habit noir. C’est alors que je vis ce qu’il tenait dans ses mains. Je compris tout de suite de quoi il s’agissait. La soie fragile de la robe jaune de Claudia. Je la lui arrachai des mains. Il se détourna et porta la main à ses lèvres. Comme je m’abîmais dans la contemplation de la robe, il fondit en sanglots assourdis. Je passai lentement mes doigts sur l’étoffe imbibée de larmes, tachée de sang, la pressai de mes mains tremblantes sur ma poitrine.
« Je dus rester ainsi, debout près de Lestat, très longtemps. Le temps n’avait de prise ni sur moi ni sur ces vampires mouvants dont les rires légers et éthérés m’emplissaient les oreilles. J’avais envie de me les boucher pour ne plus entendre, mais je ne voulais pas lâcher la robe, que je m’efforçais de réduire en une balle de tissu assez petite pour être cachée dans mon poing. On allumait l’un après l’autre les chandeliers alignés en rangées inégales le long des peintures murales. Une porte s’ouvrit sur la pluie. Les flammes vacillèrent et parurent emportées par le vent, mais aucune ne s’éteignit. Je compris que Claudia devait être de l’autre côté de la porte. Les chandeliers bougèrent. Les vampires s’en étaient emparés. Santiago, avec une courbette, m’invitait à sortir. Je lui prêtai à peine attention, non plus qu’aux autres vampires. Quelque chose me disait : « Si tu te soucies d’eux, tu deviendras fou. Ils n’ont aucune espèce d’importance. Seule Claudia compte. Où est-elle? Trouve-la! » Et ainsi s’évanouirent leurs rires. Malgré leur couleur et leur profil, ils ne semblaient participer que du néant.
« De l’autre côté de la porte ouverte m’attendait un spectacle que j’avais déjà vu, il y avait longtemps, si longtemps. Un spectacle dont alors personne d’autre que moi n’avait été témoin. Si, pourtant ; Lestat aussi l’avait vu…, mais cela n’avait pas d’importance. Maintenant, il ne se souviendrait plus, ou ne comprendrait pas… qu’ensemble nous avions déjà vu, à la porte de la cuisine de brique de notre demeure de la rue Royale, ces deux mêmes objets humides et racornis, choses autrefois vivantes, cadavres aujourd’hui d’une mère et d’une fille unies dans une même étreinte sur le sol de pierre. A présent, les deux corps qui gisaient sous la pluie fine étaient ceux de Madeleine et de Claudia, et les splendides cheveux roux de Madeleine se mêlaient à l’or de ceux de Claudia, qui luisaient et remuaient dans le vent qu’aspirait la porte grande ouverte. Mais leurs cadavres étaient totalement brûlés — à l’exception toutefois de ce que la sève de la vie n’avait pas irrigué : les cheveux, la longue robe de velours et la petite chemise ajourée de dentelles et tachée de sang. Et si la chose noircie, brûlée et desséchée qu’était devenue Madeleine portait encore la ressemblance de son visage, si la main qui étreignait l’enfant était restée entière et pareille à une main de momie, Claudia, l’enfant, l’aînée, ma Claudia, n’était plus que cendres.