« Un cri naquit en moi, un cri sauvage et dévorant qui émanait du plus profond de mes entrailles, un cri qui tourbillonna avec le vent. Avant même que mon hurlement ne s’éteigne, je sentis qu’on me frappait, et je crus m’être saisi de Santiago. Nous nous battîmes, je cherchai à le meurtrir, à lui écraser le visage, son visage blême et grimaçant, puis l’emprisonnai dans mes bras. Il me hurlait de le lâcher ; ses cris se mêlant aux miens, je le traînai hors des cendres que ses bottes piétinaient, aveuglé par la pluie, par mes larmes. Il réussit à se dégager, et je voulus l’attraper de nouveau — au moment où lui-même me tendait la main. Car c’était Armand, Armand avec lequel je m’étais battu, et qui cherchait à m’arracher au petit cimetière et à me ramener au tournoiement de couleurs, de voix, de cris, de rires argentins de la salle de bal.
« Lestat me criait de nouveau :
« — Louis, attendez-moi! Louis, il faut que je vous parle!
« Je sentis, tout près des miens, les yeux bruns et veloutés d’Armand posés sur moi. A peine conscient du fait que Madeleine et Claudia étaient mortes, une grande faiblesse m’envahit, tandis qu’il me disait d’une voix très basse, peut-être même sans l’aide des mots :
« — Je ne pouvais pas les empêcher, je ne pouvais pas les empêcher…
« Elles étaient mortes, tout simplement mortes.
« Santiago était quelque part, près de l’endroit où elles reposaient, chevelures flottant dans l’air, balayant les briques, boucles s’effilochant au gré du vent. Moi, je perdais lentement conscience.
« Impossible de ramasser leurs corps, de les emmener. Armand avait passé un bras derrière mon dos, sous mon bras, et, me portant presque, me faisait traverser un endroit rempli d’échos creux où déjà l’on sentait les odeurs de la rue, l’odeur fraîche des chevaux et du cuir. Des équipages luisants stationnaient dehors. Je me vis, avec netteté, descendre en courant le boulevard des Capucines, un petit cercueil sous le bras, à travers la foule qui s’écartait à mon approche. A une terrasse de café bondée de monde, des douzaines de personnes se pressèrent pour me voir passer, un homme leva le bras. J’eus l’impression de trébucher, de me voir trébucher dans les bras d’Armand, et sentis de nouveau son regard brun posé sur moi, chancelant au bord de l’évanouissement. Je continuai cependant de marcher, observant le mouvement de mes bottes luisantes sur le pavé.
« — Il est fou de m’avoir dit des choses pareilles! dis-je d’une voix aigre et irritée, dont le son cependant m’apportait quelque réconfort.
« Et je me mis à rire, d’un rire bruyant.
« — Il est complètement fou! Vous l’avez entendu? demandai-je.
« Seuls les yeux d’Armand me répondirent : dors! disaient-ils. Je voulus ajouter quelque chose à propos de Madeleine et de Claudia, dire que nous ne pouvions les laisser là, mais je sentis ce même cri renaître en moi et, balayant tout sur son passage, chercher à s’exprimer. Je serrai les dents pour lui interdire de s’échapper, de peur que sa violence et sa puissance ne me détruisent.
« Tout devint soudain trop clair. Nous marchions de ce pas aveugle et agressif qu’adoptent les mortels lorsque l’ivresse les rend sauvages et réveille leur haine contre leurs semblables, tout en leur donnant le sentiment d’être invulnérables. C’était de ce pas que j’avais parcouru La Nouvelle-Orléans, la nuit où j’avais pour la première fois rencontré Lestat, de ce pas d’ivrogne étrangement sûr, de ce pas qui est comme un défi à l’univers. A la vitre d’un café, je vis justement un homme, ivre, qui tripotait une allumette, dont la flamme, par miracle, toucha le foyer de la pipe. L’homme tira quelques bouffées. Non, il n’était pas ivre, en fait. Armand m’attendait. Nous étions encore boulevard des Capucines… A moins que ce ne fût boulevard du Temple? Je ne savais pas. L’idée que leurs corps puissent rester dans cet endroit ignoble me révoltait. J’imaginai Santiago foulant au pied cette forme brûlée, noircie, qui avait été ma fille! Je grognai à travers mes dents serrées. L’homme à la pipe s’était levé, et la vitre s’embua à la hauteur de son visage.
« — Ne m’approchez pas, dis-je à Armand. Par l’enfer, ne m’approchez pas! Allez-vous-en!
« M’éloignant de lui, je remontai le boulevard. Un couple s’effaça sur mon passage, l’homme protégeant sa compagne du bras.
« Puis je me mis à courir. Je me demandai quelle apparence je pouvais avoir pour les gens qui me voyaient passer, créature blafarde et sauvage se déplaçant trop vite pour leurs yeux. Affaibli, pris de malaise, je dus m’arrêter un moment, pour m’asseoir sur les degrés de pierre qui menaient à la petite porte latérale d’une église, verrouillée pour la nuit. Mes veines me brûlaient, comme si j’avais jeûné depuis des jours. Je pensai à tuer, mais l’idée m’emplit de dégoût. La pluie, me semblait-il, s’était calmée. Pourtant un homme passa au loin dans la rue tranquille et lugubre, porteur d’un parapluie noir et luisant. Armand se tenait à quelque distance, sous les arbres. Derrière lui, il paraissait y avoir toute une végétation d’arbres et d’herbe humide, d’où s’élevait une brume qui faisait croire que le sol fumait.
« En me concentrant sur ma tête et sur mon estomac douloureux, et sur ma gorge qui se serrait, je réussis à retrouver un état de calme. Quand la clarté se fut refaite dans mon esprit, je me rendis compte du chemin que j’avais parcouru et de la distance qui me séparait maintenant du théâtre où étaient encore les restes de Madeleine et de Claudia, victimes enlacées dans un même holocauste. Je songeais très résolument à me détruire moi-même…
« — Je ne pouvais pas les empêcher…, répéta doucement Armand.
« Je levai les yeux. Son visage reflétait une tristesse indicible. Il détourna le regard, comme s’il pensait qu’il était vain de vouloir me convaincre. Son affliction, son sentiment de défaite étaient presque palpables. J’eus l’impression que, si je décidais de décharger toute ma fureur sur lui, il ferait peu pour me résister. Son indifférence, sa passivité étaient la racine subtile de son insistance à me répéter : « Non, je ne pouvais pas les empêcher… »
« — Oh! mais si, vous auriez pu! répliquai-je sans élever le ton. Vous le savez parfaitement bien. Vous étiez leur chef! Vous étiez le seul à savoir les limites de votre puissance. Eux, ils ne les connaissaient pas. Ils ne comprennent rien. Votre entendement surpasse de loin de leur!
« Il regarda au loin en affectant de rester calme. Mais je voyais bien l’effet qu’avaient eu sur lui mes paroles, la lassitude dont son visage était empreint, la tristesse morose que reflétaient ses yeux ternes.
« — Vous exerciez sur eux votre empire. Ils vous craignaient! poursuivis-je. Vous auriez pu les arrêter si vous aviez voulu user de votre pouvoir au-delà des limites que vous vous étiez vous-même fixées. C’était votre perception de vous-même que vous ne vouliez pas violer! Votre précieuse conception de la vérité! Je n’ai aucun mal à vous comprendre, savez-vous, car je vois en vous le reflet de ma propre personne!
« Il tourna doucement les yeux pour rencontrer mon regard, mais ne répondit rien. Son visage exprimait une terrible douleur, qui en adoucissait les traits. Mais il semblait horrifié d’avoir à affronter d’atroces émotions qu’il ne saurait contrôler, et dont il sentait l’approche. C’était ma peine qu’il ressentait, multipliée par le magnétisme puissant qu’il possédait. Moi, je ne partageais pas la sienne. Elle m’était indifférente.
« Oui, je ne vous comprends que trop bien…, repris-je. C’est ma passivité qui a été au cœur de tout ce qui s’est passé, c’est elle le vrai mal. Ma faiblesse, mon refus stupide de compromettre une moralité déjà fêlée, mon orgueil insensé! c’est tout cela qui m’a fait devenir la créature que je suis, alors que je savais que c’était mal. C’est pour cela que j’ai permis que Claudia soit transformée en vampire, puis que je l’ai laissée tenter de tuer Lestat, ce qui est la vraie raison de sa mort… Je n’ai pas levé le petit doigt pour l’en empêcher. Et Madeleine, Madeleine…, je n’aurais jamais dû en faire une créature semblable à nous-mêmes, je savais aussi que c’était mal! Eh bien, je ne suis plus cette créature faible et passive qui a tissé, malheur après malheur, une toile d’araignée si vaste et si gluante que j’en ai été la ridicule victime. Tout cela est fini! Je sais maintenant quelle conduite je dois adopter. Et, en retour du secours que vous m’avez porté en me libérant de cette tombe, je vous offre cet avertissement : ne retournez pas à votre cellule du Théâtre des Vampires! Ne tentez même pas de vous en approcher!