— Je n’attendis pas sa réponse. Peut-être d’ailleurs n’en fit-il pas. Je m’en allai, sans un regard en arrière. S’il me suivit, je ne m’en aperçus pas. Du reste, cela m’était indifférent.
« Je fis retraite dans le cimetière de Montmartre. Pourquoi là? Je ne le sais pas, sauf que ce n’était pas très loin du boulevard des Capucines. De plus, à l’époque, Montmartre avait encore un aspect campagnard; c’était un endroit sombre et calme, par comparaison au reste de la capitale. Errant parmi les maisons sans étage et les jardins potagers, je tuai sans en retirer la moindre satisfaction, puis allai au cimetière choisir le cercueil où je devrais passer la journée. De mes mains nues j’en vidai les restes humains et, dans les puanteurs de cadavre, me couchai sur un lit de boue et de pourriture. Il n’y avait pas là de quoi m’apporter du réconfort… Mais j’avais ce que je voulais, un abri obscur, imprégné de l’odeur de la terre, à l’écart des hommes, des vivants, où je pouvais m’abandonner à l’engourdissement de mes sens, m’abandonner à mon chagrin.
« Mais je sombrai rapidement dans l’inconscience.
« Le soir suivant, quand le soleil gris et froid de l’hiver se fut couché, j’émergeai rapidement d’une torpeur accompagnée, comme toujours en cette saison, d’un fourmillement de picotements. S’apercevant de ma résurrection, les bestioles qui peuplaient l’obscurité de mon cercueil décampèrent. Sous la lune pâle, je me hissai lentement hors de mon trou, écartant la dalle lisse de marbre, dont je savourai du toucher la douceur et la fraîcheur. J’errai parmi les tombes, puis parmi les rues voisines du cimetière, tout en échafaudant un plan. Grâce à l’extraordinaire liberté, à la formidable énergie propres à ceux qui ne désirent plus que la mort, je n’hésitai pas à y mettre en jeu ma vie.
« Dans un jardin potager, j’aperçus un objet dont la forme ne se précisa dans mon esprit que lorsque je l’eus pris dans mes mains. C’était une petite faux, dont la lame courbe était encore prise dans une gangue de mauvaises herbes. Quand, l’ayant nettoyée, je pus faire courir mon doigt le long du tranchant acéré, je vis, avec la plus grande netteté, la marche à suivre. J’acquis les services d’un cocher, qui, ébloui par l’argent que je lui offrais et par mes promesses, accepta d’être à mes ordres pour plusieurs jours; j’allai prendre mon coffre à l’hôtel Saint-Gabriel et le mis dans la voiture, puis me procurai tout ce dont j’avais besoin. Mettant à profit les longues heures de la nuit d’hiver, je fis semblant de boire en compagnie de mon cocher, afin d’obtenir sa pleine collaboration. Il accepta donc de me conduire jusqu’à Fontainebleau à l’aurore, tandis que je dormirais dans la voiture, et de ne m’y déranger sous aucun prétexte, à cause de ma « santé fragile » — cette dernière recommandation était d’ailleurs si importante, ajoutai-je, que j’étais tout à fait prêt à grossir d’une somme généreuse les honoraires que je lui payais déjà, à condition qu’il s’engage à ne pas même effleurer la poignée de la porte de la voiture, tant que je n’en serais pas ressorti.
« Quand je fus sûr d’avoir obtenu son accord total et convaincu qu’il était suffisamment ivre pour ne s’intéresser à rien d’autre qu’à la bonne conduite de son équipage, nous nous dirigeâmes vers la rue où se trouvait le Théâtre des Vampires. Après nous en être approchés lentement, prudemment, nous nous arrêtâmes à quelque distance pour attendre que le ciel commence à s’éclaircir.
« Le théâtre était fermé, verrouillé, pour se défendre contre les assauts du jour naissant. Lorsque la lumière et la fraîcheur de l’air m’eurent indiqué qu’il me restait quinze minutes tout au plus pour exécuter mon plan, je me glissai jusqu’au théâtre. Je savais que les vampires étaient déjà enfermés dans leurs cercueils, beaucoup plus bas, et que si même l’un d’entre eux s’attardait encore un peu avant d’aller se coucher il n’entendrait pas mes premiers préparatifs. Rapidement, je clouai des planches en travers des portes verrouillées, afin de les barricader de l’extérieur. Un passant remarqua ce que je faisais, mais poursuivit son chemin, pensant sans doute que j’agissais sur ordre du propriétaire de l’établissement. Il y avait cependant le risque qu’avant d’en avoir terminé je rencontre les caissiers, les huissiers ou les balayeurs du théâtre, qui peut-être restaient de jour pour garder leurs employeurs pendant leur sommeil diurne.
« Tout en pensant à ce danger, je fis approcher la voiture dans la ruelle latérale du théâtre, jusqu’à la porte secrète d’Armand. J’attrapai deux bidons de kérosène et ouvris facilement la porte, ainsi que je l’avais escompté, grâce à la clef qu’Armand m’avait confiée. Je descendis le passage et constatai qu’il n’était pas dans sa cellule. Son cercueil en avait disparu. Tout, en fait, avait disparu, à l’exception du mobilier et du lit clos qui avait été celui de son jeune compagnon. En hâte, j’ouvris l’un des bidons et me dirigeai vers l’escalier en faisant rouler l’autre devant moi, aspergeant de kérosène les poutres nues et les portes de bois des cellules. Le pétrole dégageait une forte odeur, qui était plus susceptible de donner l’alerte qu’aucun son que j’aurais pu produire. Pourtant, immobile au pied de l’escalier avec mes deux bidons et la faux que j’avais ramassée, tendant l’oreille, je n’entendis rien, ni gardes dont j’avais présumé l’existence, ni vampires. Serrant le manche de la faux dans ma main, je gravis lentement les marches qui menaient à la porte de la salle de bal. Personne ne m’y vit projeter le kérosène sur les fauteuils en crin de cheval et sur les draperies, hésiter un instant à la porte de la petite cour où Madeleine et Claudia avaient été tuées. Quel désir j’avais d’ouvrir cette porte! La tentation était si forte que l’espace d’une minute j’en oubliai presque mon plan, je fus sur le point de laisser tomber mes bidons pour tourner la poignée. Mais j’aperçus la lumière qui filtrait au travers des fissures du vieux bois de la porte et qui me rappelait qu’il me fallait continuer. Madeleine et Claudia n’étaient plus, elles étaient mortes. A quoi bon ouvrir cette porte, revoir leurs restes brûlés, le désordre d’une chevelure d’or? Le temps pressait, et je ne pouvais plus rien pour elles. Je parcourus de sombres couloirs que je n’avais pas encore explorés, aspergeant de kérosène les vieilles portes de bois derrière lesquelles, j’en étais certain, reposaient les vampires, puis à pas feutrés m’introduisis dans le théâtre lui-même, où la lumière froide et grise qui coulait depuis l’entrée principale m’invita à me hâter de répandre en larges taches sombres le liquide, sur le velours du rideau de scène, sur les fauteuils capitonnés, sur les tentures des portes du hall.
« Quand enfin j’eus jeté le bidon vide, je tirai de mon habit la torche grossière que j’avais confectionnée et, l’ayant enflammée à l’aide d’une allumette, mis le feu aux fauteuils, dont la soie épaisse et les rembourrages s’embrasèrent facilement, tandis que je courais jusqu’à la scène dont le rideau, dans un grand appel d’air froid, fut gagné à son tour par l’incendie.