Выбрать главу

« En quelques secondes, le théâtre brilla d’un éclat aussi vif que la lumière du jour, et toute sa carcasse se mit à craquer, à gémir, tandis que le feu grondait, léchait les murs, la grande arcade de l’avant-scène, les moulures de plâtre des baignoires. Mais le temps me faisait défaut pour admirer le spectacle, pour savourer la musique et l’odeur des flammes, pour jouir de la vue des renfoncements et des niches illuminés par le feu ardent qui allait dans un instant les consumer. Je me précipitai à l’étage inférieur et portai ma torche à tout ce qui pouvait brûler, tentures, fauteuils, canapés garnis de crin de la salle de bal.

« Il y eut un bruit de tonnerre provenant du plancher, au-dessus de pièces que je ne connaissais pas. J’entendis une porte s’ouvrir. Trop tard, me dis-je, serrant plus fort la faux et la torche, tout l’édifice brûle, ils seront tous détruits! Tandis qu’au loin un cri s’élevait au-dessus du crépitement et du grondement des flammes, je courus à l’escalier, frottant ma torche contre les poutres imbibées de pétrole, laissant derrière moi un sillage de feu. C’était Santiago qui avait crié, j’en étais sûr. Au moment où j’atterrissais sur le sol du niveau inférieur, je l’aperçus, derrière moi, qui commençait de descendre l’escalier envahi par la fumée. Larmoyant, suffoquant, il tendit la main vers moi et bégaya d’une voix épaisse :

« — Vous… Vous… Que le diable vous emporte!

« Je me figeai sur place, plissant les yeux contre la brûlure de la fumée, mais sans quitter du regard un seul instant le vampire qui, rassemblant tous ses pouvoirs, se jetait sur moi à une telle vitesse qu’il en devenait quasiment invisible. Quand la tache obscure de ses vêtements se matérialisa tout près de moi, je balançai ma faux, dont la lame heurta son cou. Il tomba, portant les deux mains à l’épouvantable blessure. L’air s’était rempli de cris, de hurlements ; un visage blême apparut au-dessus de Santiago, un masque de terreur. Quelques autres vampires, en haut du passage, se mirent à courir vers la porte secrète. Mais je restai sans bouger, observant Santiago qui se relevait malgré sa blessure. Je levai de nouveau ma faux, et le coup porta sans difficulté. La blessure avait disparu, en même temps que la tête, que deux mains cherchaient à tâtons.

« Et la tête de Santiago, sa tête aux yeux fous, au cou béant et sanglant, aux mèches noires collées et humides de sang, roula à mes pieds sous les chevrons en feu. D’un coup de botte, je la projetai dans le couloir et courus, lâchant la faux et la torche afin de me protéger le visage de la lumière aveuglante qui inondait l’escalier menant à la rue.

« Dehors, la pluie m’accueillit par une averse d’aiguilles étincelantes qui me transpercèrent les yeux. Le sombre contour de la voiture frissonnait sur le fond du ciel. Le cocher, affaissé sur son siège, se redressa quand je criai un ordre rauque, saisit instinctivement, d’une main maladroite, le fouet, et le véhicule s’ébranla au moment même où j’en ouvrais la porte. Tandis que les chevaux prenaient de la vitesse, je me jetai rudement dans mon coffre, sentant sur mes mains brûlées la caresse froide et apaisante de la soie. Une obscurité bienfaisante s’abattit avec le couvercle.

« Le pas des chevaux s’accéléra encore lorsque la voiture eut passé le coin de l’édifice en flammes. Pourtant je respirais toujours l’odeur de la fumée, qui m’étouffait, me brûlait les yeux et les poumons, tout autant que les premières lueurs diffuses du soleil m’avaient brûlé les mains et le front.

« Mais nous nous éloignions rapidement. Nous quittions la fumée et les cris, nous quittions Paris. J’avais réussi. Le Théâtre des Vampires, de fond en comble, serait ravagé par l’incendie.

« Comme ma tête retombait sur le fond du coffre, l’image de Claudia et Madeleine enlacées sur le sol de la sinistre petite cour me revint en mémoire. En esprit, je me penchai sur les douces chevelures luisant sous la lumière de la bougie, et leur murmurai : « Je ne pouvais pas vous emmener. Je ne pouvais pas vous prendre. Mais autour de vous, tous vont périr. S’ils ne sont consumés par le feu, ils le seront par le soleil. S’ils échappent à l’un et à l’autre, ce seront les gens qui viendront combattre l’incendie qui, les ayant découverts, les exposeront à la lumière du jour. Je vous le promets, ils vont tous mourir de la même mort que vous, tous ceux qui s’étaient retranchés ici mourront avec l’aube. Et pour la première fois depuis le début de ma longue vie de meurtres j’ai tué avec un sentiment d’exquise jouissance, pour une cause qui est bonne. »

— Deux nuits plus tard, je revins sur les lieux de l’holocauste. J’avais besoin de voir cette demeure souterraine crevée et inondée de pluie, ces briques roussies, ces murs effondrés, ces quelques fragments de charpente squelettique pointant vers le ciel comme des épieux. Les fresques monstrueuses de la salle de bal n’étaient plus qu’éclats de plâtre éparpillés dans les détritus, ici un visage, ici l’extrémité de l’aile d’un ange…

« Les journaux du soir sous le bras, je me frayai un passage jusqu’au fond d’un petit café-concert bondé de monde qui se trouvait de l’autre côté de la rue. N’ayant rien à craindre de la faible lumière que dispensaient les lampes à gaz et protégé par l’écran épais de la fumée des cigares, je m’y installai pour lire les comptes rendus de la catastrophe. On n’avait retrouvé que peu de corps, mais de nombreux vêtements et costumes jonchaient le sol un peu partout, ce qui laissait supposer que les célèbres acteurs du Théâtre des Vampires avaient en fait évacué les lieux en toute hâte bien avant que l’incendie ne se déclare. En d’autres termes, on n’avait retrouvé que les squelettes des vampires les plus jeunes; les corps des plus anciens s’étaient totalement désagrégés, ne laissant que des vêtements vides. Aucune mention n’était faite de témoins ni de survivants.

« Il y avait pourtant quelque chose qui m’ennuyait. Je ne craignais pas que quelque vampire eût pu survivre, et n’avais pas la moindre intention de me mettre en chasse d’éventuels rescapés. J’étais certain qu’ils avaient presque tous péri. Mais comment se faisait-il que je n’aie pas rencontré de gardiens humains? J’étais sûr que Santiago en avait mentionné l’existence, et j’avais supposé qu’il s’agissait des portiers et des huissiers qui accueillaient les spectateurs. Je m’étais préparé à les affronter, à me battre à coups de faux. Mais je n’avais vu personne. Étrange… Et ce mystère faisait que je n’avais pas l’esprit très tranquille.

« Toutefois, la question cessa de me préoccuper quand, ayant laissé de côté les journaux, je me mis à méditer sur mon sort. Car ce qui était vraiment important, c’était que j’étais maintenant infiniment plus seul au monde que je ne l’avais jamais été. Que Claudia m’avait quitté sans rémission. Que j’avais encore moins de désir, encore moins de raisons de vivre qu’auparavant.

« Pourtant je ne sentis pas s’abattre sur moi la chape de chagrin dont j’attendais qu’elle me transforme en une épave misérable. Sans doute m’aurait-il été impossible de soutenir davantage la souffrance que m’avait causée la vue des restes brûlés de Claudia. Et tandis que passaient les heures, que s’épaississait la fumée, tandis que le rideau défraîchi de la petite scène se baissait et se relevait sur de robustes chanteuses à la voix riche et moelleuse, souvent plaintive et exquisément triste, à la gorge ornée de pierreries factices, je me demandai confusément ce que ce pourrait être de vivre dans la douleur perpétuelle d’avoir perdu Claudia et de se sentir le droit de pleurer, de mériter la sympathie, les consolations… Mais je ne pourrais confier mon malheur à aucun être vivant. Et mes larmes ne signifiaient plus rien pour moi.