— Pardon ? fit Rincevent. Vous êtes un prisonnier, n’est-ce pas ?
— Hélas oui.
— Je ne sais pas si je dois m’amuser à sauver des prisonniers comme ça. Je veux dire, vous avez peut-être commis quelque chose.
— Je suis complètement innocent de tout crime, je vous assure.
— Ah, ça, c’est vous qui le dites, répliqua le mage d’un ton sentencieux. Mais si les Tézumas ont jugé…
— Chaispasquoi, chaispasquoi, chaispasquoi ! brailla le perroquet dans son oreille en faisant des bonds sur son épaule. Tu comprends donc rien ? D’où tu sors ? C’est un prisonnier ! Un prisonnier dans un temple ! Faut les sauver, les prisonniers dans les temples ! C’est pour ça qu’ils sont là, merde !
— Pas du tout, répliqua sèchement Rincevent. Ça, c’est ce que tu crois ! Il est sûrement ici pour être sacrifié ! Pas vrai ? » Il regarda le prisonnier pour confirmation.
La figure opina. « En effet, vous avez raison. Écorché vif, pour tout dire.
— Là ! fit Rincevent au perroquet. Tu vois ? Tu t’imagines tout savoir ! Il est ici pour se faire écorcher vif.
— On va m’arracher chaque centimètre de peau au milieu de cris d’une douleur exquise », ajouta obligeamment le captif.
Rincevent marqua un temps. Il croyait connaître le sens de l’adjectif « exquis », et il le sentait mal qualifier la douleur.
« Comment ça ? Partout ?
— On le dirait bien.
— Bon sang. Vous avez fait quoi ? »
Le prisonnier soupira. « Vous n’allez pas me croire… » dit-il.
Le roi des démons laissa le miroir s’obscurcir et tambourina un moment des doigts sur son bureau. Puis il saisit un tuyau acoustique et souffla dedans.
Une voix lointaine finit par demander : « Oui, patron ?
— Oui, monsieur ! » rectifia sèchement le roi.
La voix lointaine marmonna quelque chose. « Oui, MONSIEUR ? ajouta-t-elle.
— Avons-nous un Quetzduffelcoatl employé chez nous ?
— J’vais voir ça, patron. » La voix mourut, puis revint. « Oui, patron.
— Est-il duc, comte ou baron ? demanda le roi.
— Non, patron.
— Bon, il est quoi ? »
Un long silence s’ensuivit à l’autre bout.
« Alors ? fit le roi.
— Il est pas grand-chose, patron. »
Le roi fixa un moment le tuyau d’un regard noir. On fait des efforts, se disait-il. On monte des projets qui se tiennent, on essaye de s’organiser, on veut aider les gens, et voilà le résultat.
« Envoyez-le-moi », dit-il.
Dehors, la musique monta crescendo et se tut. Les feux crépitaient. Depuis la jungle au loin, un millier d’yeux luisants suivaient la cérémonie.
Le grand prêtre se leva et fit un discours. Eric avait la figure fendue d’un grand sourire, on aurait dit une citrouille. Des Tézumas apportèrent en une longue procession des paniers de pierres précieuses qu’ils déversèrent devant lui.
Puis le grand prêtre fit un second discours. Lequel parut se terminer par une question.
« Très bien, dit Eric. C’est parfait. Continuez. » Il se gratta l’oreille et risqua : « Vous pouvez tous prendre une demi-journée de congé. »
Le grand prêtre répéta la question, d’un ton vaguement impatient.
« C’est moi, oui, fit Eric au cas où ils ne seraient pas bien sûrs. Vous avez parfaitement compris. »
Le grand prêtre parla encore. Cette fois il n’avait rien de vague dans le ton.
« Reprenons tout ça depuis le début, d’accord ? » proposa le roi démon. Il se renversa sur son trône.
« Vous êtes un jour tombé par hasard sur les Tézumas et vous avez conclu, je crois me souvenir de vos paroles exactes, qu’il s’agissait d’“une bande de nullards de l’âge de pierre qui glandaient dans un marais sans emmerder personne”, je me trompe ? Sur quoi vous êtes entré dans l’esprit d’un de leurs grands prêtres – il me semble qu’à cette époque ils vénéraient un bout de bois –, vous l’avez rendu fou et avez donné aux tribus l’idée de s’unir, de terroriser leurs voisins et de former sur le continent une nouvelle nation fondée sur le principe que tous les hommes devaient être conduits au sommet de pyramides cérémonielles pour qu’on les y découpe avec des couteaux de pierre. » Le roi tira vers lui les notes qu’il avait prises. « Ah, oui, et pour qu’on en écorche vif quelques-uns », ajouta-t-il. Quetzduffelcoatl racla des pieds par terre. « Sur quoi, reprit le roi, ils ont aussitôt déclaré la guerre à quasiment tout le monde, ont apporté la mort et la destruction à des milliers de gens plus ou moins innocents, ekcétra, ekcétra. Maintenant, écoutez, il faut m’arrêter tout ça. » Quetzduffelcoatl vacilla un peu en arrière. « C’était juste, vous comprenez, un passe-temps, fit le diablotin. Je me suis dit, vous comprenez, que c’était bien, quoi, une bonne chose. La mort et la destruction, tout ça.
— Ah oui, hein ? cracha le roi. La mort de milliers de gens plus ou moins innocents ? Qui nous échappent carrément… (il claqua des doigts) comme ça. Qui se retrouvent tout droit au pays des chasses éternelles ou je ne sais quoi. C’est ça l’ennui, avec vous autres. Vous n’avez pas le recul nécessaire pour embrasser le tableau dans son ensemble. Je veux dire, prenez les Tézumas. Sinistres, sans imagination, obsessionnels… Aujourd’hui, ils auraient pu mettre sur pied toute une bureaucratie et un système fiscal, de quoi abrutir les esprits sur tout le continent. Au lieu de quoi, on se retrouve avec une bande d’assassins de bas étage, maniaques de la hache. Quel gâchis. » Quetzduffelcoatl ne savait plus où se mettre.
Le roi fit légèrement pivoter son trône de gauche et de droite.
« Maintenant, je veux que vous retourniez directement là-bas pour leur dire que vous regrettez, lança-t-il.
— Pardon ?
— Dites-leur que vous avez changé d’avis. Dites-leur que vous vouliez qu’ils se décarcassent jour et nuit pour améliorer le sort de leurs semblables. Ça fera un malheur.
— Quoi ? fit Quetzduffelcoatl d’un air terriblement fuyant. Vous voulez que je me manifeste aux Tézumas ?
— Ils vous ont déjà vu, non ? J’ai aperçu la statue, très ressemblante.
— Ben, oui, c’est vrai. Je suis apparu dans des rêves, des trucs comme ça, fit le démon d’un ton hésitant.
— Bon, alors. Au travail. »
Quetzduffelcoatl était visiblement tracassé.
« Euh… fit-il. Vous voulez vraiment que je me matérialise, comme qui dirait ? Que j’apparaisse d’un coup, quoi, comme qui dirait ?
— Oui !
— Oh. »
Le prisonnier secoua la poussière de ses vêtements et tendit une main ridée à Rincevent. « Merci beaucoup. Ponce da Quirm, dit-il.
— Pardon ?
— C’est mon nom.
— Oh.
— C’est un nom vénérable et glorieux, ajouta da Quirm en cherchant dans les yeux de Rincevent une trace de moquerie.
— Bien, fit le mage, le regard vide.
— Nous cherchions la fontaine de Jouvence », poursuivit da Quirm.
Rincevent le toisa.
« Vous l’avez trouvée ? demanda-t-il poliment.
— Pas exactement, non. »
Rincevent replongea les yeux au fond du puits.
« Vous avez dit “nous”, fit-il. Où sont les autres ?
— Ils se sont convertis. »
Rincevent releva les yeux sur la statue de Quetzduffelcoatl. Pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner à quelle religion ils s’étaient convertis.