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Les prêtres tézumas s’inclinèrent en direction du soleil, et tous les yeux de la foule en dessous se tournèrent vers la jungle.

Où il se passait quelque chose. Des craquements s’échappèrent du sous-bois. Des oiseaux tropicaux jaillirent des arbres en piaillant.

Rincevent, bien entendu, ne voyait rien de tout ça.

« Tu n’aurais jamais dû vouloir devenir maître du monde, disait-il. Tu espérais quoi, enfin ? Tout de même pas que les gens soient contents de te voir ? On n’est jamais content de voir s’amener le propriétaire.

— Mais ils vont me tuer !

C’est leur façon de dire, métaphoriquement, qu’ils en ont marre d’attendre que tu refasses les peintures et que tu t’occupes des sanitaires. »

Toute la jungle était à présent en effervescence. Des animaux giclaient des buissons comme s’ils fuyaient un incendie. Quelques chocs sourds et pesants indiquèrent que des arbres s’abattaient.

Finalement un jaguar affolé surgit avec fracas du sous-bois et s’élança sur la chaussée à grands bonds. Le Bagage le talonnait.

Il était couvert de plantes grimpantes, de feuilles et de plumes de divers volatiles d’une grande rareté, voire d’une rareté encore plus grande désormais pour certains. Le jaguar aurait pu l’éviter en ziguant ou en zaguant d’un côté ou de l’autre de la route, mais une terreur parfaitement idiote l’en empêcha. Il commit l’erreur de tourner la tête pour voir ce qui rappliquait derrière.

Ce fut la dernière de sa vie.

« Tu sais, ton coffre ?… fit le perroquet.

— Qu’est-ce qu’il a ? répliqua Rincevent.

— Il s’amène par ici. »

Les prêtres louchèrent sur la forme qui galopait loin en contrebas. Le Bagage avait une façon radicale de traiter ce qui se dressait entre sa destination prévue et lui : il l’ignorait.

Ce fut cet instant que Quetzduffelcoatl choisit – forçant sa nature, en proie à une grande agitation et, pour comble de malheur, dans l’ignorance totale de ce qui se passait – pour se matérialiser au sommet de la pyramide.

Plusieurs prêtres notèrent sa présence. Les couteaux leur tombèrent des mains.

« Euh… » glapit le démon.

D’autres prêtres se retournèrent.

« Bon. Maintenant, je veux que vous m’écoutiez tous », couina Quetzduffelcoatl en mettant ses toutes petites mains en porte-voix autour de sa bouche principale dans un effort pour se faire entendre.

C’était très embarrassant. Sa fonction de dieu des Tézumas lui plaisait bien, leur dévouement obstiné l’avait franchement impressionné, la statue d’une extrême ressemblance dans la pyramide l’avait beaucoup flatté, et c’était vraiment pénible de devoir révéler que, sur un détail peu négligeable, il y avait méprise.

Il faisait quinze centimètres de haut.

« Bon, commença-t-il, c’est très important… »

Malheureusement, personne ne sut jamais ce qu’il y avait de très important. Au même instant, le Bagage, dont les jambes moulinaient comme des hélices, franchit le sommet de la pyramide et atterrit en plein sur les dalles.

On entendit un bref couinement écrasé.

C’était quand même un drôle de monde, disait da Quirm. Il valait mieux en rire, franchement. Sinon, il y avait de quoi tomber fou, non ? On est ficelé à une pierre sacrificielle dans l’attente prochaine de subir une torture exquise, et la seconde suivante on se voit offrir un petit-déjeuner, des vêtements de rechange, un bain chaud et le transport gratuit hors du royaume. À croire qu’il existe un dieu. Évidemment, les Tézumas savaient, eux, qu’il existait un dieu, pour l’heure sous forme d’une malheureuse petite tache grasse au sommet de la pyramide. Ce qui leur posait un sérieux problème.

Le Bagage se tenait tapi sur la grand-place de la cité. Les prêtres au complet, assis tout autour, l’observaient attentivement, au cas où il se livrerait à un acte amusant ou religieux.

« Vous allez le laisser là ? demanda Eric.

— Ça n’est pas si simple, répondit Rincevent. Il finit toujours par me rattraper. On va vite s’en aller, et puis voilà.

— Mais on emporte le tribut, non ?

— À mon avis, ce serait une idée franchement mauvaise. On va juste s’en aller bien tranquillement, pendant qu’ils sont dans de bonnes dispositions. La nouveauté ne va pas tarder à perdre de son charme, je le sens.

— Et moi, il faut que je reparte en quête de la fontaine de Jouvence, fit da Quirm.

— Ah, oui, dit Rincevent.

— J’y consacre toute ma vie, vous savez », ajouta fièrement le vieillard.

Rincevent le toisa. « Vraiment ?

— Oh, oui. Exclusivement. Depuis tout petit. »

La mine de Rincevent exprimait un parfait ahurissement.

« Dans ce cas, commença-t-il du ton qu’on prend pour parler à un enfant, vous ne trouvez pas que vous auriez mieux fait… ç’aurait été plus raisonnable, disons… d’abandonner…

— D’abandonner quoi ?

— Oh, laissez tomber… fit Rincevent. Je vais quand même vous dire une chose, ajouta-t-il. Je crois que pour vous éviter de… vous comprenez… de vous ennuyer, on devrait vous offrir ce merveilleux perroquet parleur. » Il fit un geste vif en prenant bien soin de mettre ses pouces hors de portée. « Un volatile de la jungle, dit-il. C’est cruel de l’obliger de vivre en ville, non ?

— J’suis né dans une cage, espèce de chaispasquoi furieux ! » brailla le perroquet. Rincevent lui fit face, nez à bec.

« C’est ça ou la fricassée », menaça-t-il. Le perroquet ouvrit le bec pour lui mordre le nez, vit l’expression du mage et se ravisa.

« Coco veut un biscuit, parvint-il à faire savoir en ajoutant sotto voce : Chaispasquoichaispasquoichaispasquoi.

— Un mignon petit oiseau à moi tout seul, fit da Quirm. J’en prendrai bien soin.

— … chaispasquoichaispasquoi. »

Ils atteignirent la jungle. Quelques minutes plus tard, le Bagage suivit au petit trot.

Il était midi dans le royaume tézuma. De l’intérieur de la pyramide principale s’échappaient les bruits d’une grande statue qu’on démantelait.

Les prêtres, assis, étaient absorbés dans leurs réflexions. De temps en temps l’un d’eux se levait et prononçait un bref discours.

Manifestement, chacun y allait de ses arguments. Par exemple, l’économie du royaume reposait sur une industrie du couteau d’obsidienne florissante, les royaumes voisins asservis avaient fini par compter sur les coups de pieds aux fesses d’un gouvernement fort – incidemment sur ses découpages, dépeçages, étripages – et sur le sort terrible qui attendait tous les peuples dépourvus de dieux. Les peuples sans dieux étaient capables de tout, de se retourner contre les bonnes vieilles traditions d’épargne et d’esprit de non-sacrifice qui avaient fait ce que le royaume était aujourd’hui, de se demander, s’ils n’avaient pas de dieu, à quoi leur servaient tant de prêtres… De tout, je vous dis.

La situation trouva sa parfaite expression lorsque Mazuma, le grand prêtre, déclara : « [Forme-écrasée-avec-nez-cassé, griffe de jaguar, trois plumes, fourmilier épineux stylisé]. »

Au bout d’un moment on passa au vote.

À la tombée de la nuit, les plus importants tailleurs de pierre du royaume travaillaient à une nouvelle statue.

Une statue plutôt oblongue, montée sur une kyrielle de jambes.

Le roi démon tambourinait des doigts sur son bureau. Non parce qu’il se désolait du sort de Quetzduffelcoatl, contraint désormais de passer plusieurs siècles dans un des enfers inférieurs, le temps de se reconstituer une nouvelle enveloppe corporelle. Ça lui apprendrait, à cet affreux diablotin. Ni à cause de la tournure générale des événements sur la pyramide. Après tout, ce qui comptait dans le bizness du vœu, c’était de veiller à ce que le client obtienne exactement ce qu’il avait demandé et qu’il ne voulait pas vraiment.