Il ne se sentait pas maître de la situation, voilà.
Réaction bien entendu ridicule. Au cas où l’affaire tournerait au mieux, il pouvait toujours se matérialiser et y remettre personnellement bon ordre. Mais il aimait que les gens attribuent tous les malheurs dont ils étaient victimes au sort et à la destinée. C’était une des rares choses qui lui remontaient le moral.
Il se retourna vers le miroir. Au bout d’un moment, il lui fallut tripoter le bouton de réglage temporel.
La jungle humide, étouffante de Klatch, et la seconde suivante…
« Je croyais qu’on allait revenir dans ma chambre, se plaignit Eric.
— Moi aussi, je le croyais, cria Rincevent pour se faire entendre par-dessus le grondement.
— Claquez encore des doigts, démon.
— Jamais de la vie ! Il y a des tas de coins pires que celui-là !
— Mais ici, il fait chaud et on est dans le noir. »
Rincevent devait le reconnaître. En outre, c’était agité et bruyant. Une fois ses yeux habitués à l’obscurité, il distingua quelques points de lumière ici et là dont le faible rayonnement laissait supposer qu’ils se trouvaient à l’intérieur d’une structure façon bateau. L’ensemble donnait une forte impression de menuiserie, et il flottait une odeur puissante de copeaux de bois et de colle. S’il s’agissait bien d’un bateau, alors on procédait à son lancement, un lancement terriblement difficile sur une cale graissée avec des cailloux.
Un cahot le jeta lourdement contre une cloison.
« Eh ben, se plaignit Eric, si c’est là que vit la plus belle femme du monde, moi je trouve qu’elle a drôlement mal arrangé son bout-doigt. Normalement elle aurait dû mettre des coussins, des choses comme ça, un peu partout.
— Bout-doigt ? s’étonna Rincevent.
— Elle en a forcément, répondit Eric d’un ton suffisant. J’ai lu des livres sur la question. Et elle s’allonge sur les coussins.
— Dis-moi, fit Rincevent, tu n’as jamais eu envie, des fois, de prendre un bain glacé et de courir à toute vitesse autour des terrains de jeu ?
— Jamais.
— Ça vaudrait peut-être le coup d’essayer. »
Le grondement s’arrêta brusquement.
Un bruit métallique retentit au loin, comme en produiraient deux grandes portes qu’on referme. Rincevent crut entendre des voix qui s’éloignaient et un gloussement. Pas très agréable, le gloussement, plutôt un ricanement, et qui ne présageait rien de bon pour quelqu’un. Rincevent avait une petite idée sur le quelqu’un en question.
Il ignorait où il se trouvait, mais il avait cessé de se demander comment il avait atterri là. Les forces malfaisantes, voilà sûrement les responsables. Au moins, rien de vraiment terrible ne lui arrivait pour l’instant. Ce n’était sans doute qu’une question de temps.
Il tâtonna un peu autour de lui jusqu’à ce que ses doigts rencontrent ce qui se révéla, après inspection à la lueur d’un trou de nœud voisin dans le bois, une échelle de corde.
Ses mains poursuivirent leur exploration à un bout de la coque, s’il s’agissait bien d’une coque, et tombèrent sur une petite écoutille circulaire. Elle était verrouillée à l’intérieur.
Il revint en rampant vers Eric.
« Il y a une porte, chuchota-t-il.
— Elle va où ?
— Elle reste où elle est, je crois.
— Allez voir où elle mène, démon !
— C’est peut-être une mauvaise idée, fit prudemment Rincevent.
— Exécution ! »
Rincevent, la mine sombre, regagna l’écoutille en rampant et empoigna les verrous.
L’écoutille s’ouvrit en grinçant.
En dessous – loin en dessous – il vit des pavés humides sur lesquels une brise poussait quelques lambeaux de brume matinale. Avec un petit soupir, il déroula l’échelle.
Deux minutes plus tard, Eric et Rincevent se trouvaient dans la pénombre de ce qui devait être une grande place. Quelques bâtiments apparaissaient dans la brume.
« Où on est ? demanda Eric.
— Aucune idée.
— Vous ne savez pas ?
— Pas du tout. »
Eric considéra d’un regard noir l’architecture dans son linceul de brume. « Pas de danger que je trouve la plus belle femme du monde dans un bled pareil », dit-il.
Rincevent eut l’idée de regarder d’où ils venaient de sortir. Il leva les yeux.
Au-dessus d’eux – loin au-dessus et posé sur quatre jambes massives, lesquelles descendaient jusqu’à une immense plate-forme sur roues –, il reconnut sans erreur possible un gigantesque cheval de bois. Plus exactement, le derrière d’un gigantesque cheval de bois.
Le constructeur aurait pu percer l’écoutille d’évacuation à un emplacement plus décent mais, pour des raisons cocasses de son cru, il en avait visiblement décidé autrement.
« Hum », fit Rincevent.
On toussa.
Il rabaissa les yeux.
La brume qui se dissipait révélait à présent un large cercle d’hommes en armes ; beaucoup affichaient un grand sourire et tous portaient de longues lances de série, inexpressives mais surtout pointues.
« Ah », fit Rincevent.
Il releva la tête vers l’écoutille. Elle résumait parfaitement la situation.
« La seule chose que je comprends pas, peuchère, dit le sergent de la garde, c’est : pourquoi vous êtes que deux ? On s’attendait, té, je sais pas, moi, à une centaine d’hommes. »
Il se laissa aller en arrière sur son tabouret, son grand casque à plumet sur les genoux, un sourire satisfait aux lèvres.
« Bé, vous alors, les Éphébiens ! reprit-il. Elle est bonne, celle-là ! Vous nous prenez sûrement pour des couillons nés d’hier ! Vous passez toute la nuit à scier et à flanquer des coups de marteau, et après on tombe sur un putain de grand cheval de bois devant les portes, alors moi, je me dis, c’est drôle, ça, un putain de grand cheval de bois avec des trous d’aération. C’est le genre de petit détail que je remarque, voyez. Des trous d’aération. Alors je rassemble mes gars, on sort en vitesse très tôt, on le remorque par les portes, comme de juste, puis on s’installe autour sans faire de bruit, té, en attendant de voir ce qu’il va nous cracher. Si j’puis dire. Alors maintenant (il fourra sa figure mal rasée sous le nez de Rincevent), vous avez le choix, compris ? Le banc du dessus ou le banc du dessous, ça dépend de vous. J’ai qu’un mot à dire. À vous de voir si vous voulez coopérer ou non, le disque est dans votre camp[11].
— Quel banc ? demanda Rincevent en chancelant sous les bouffées d’ail.
— Té, les trirèmes de guerre, répondit le sergent d’un ton joyeux. Trois bancs les uns au-dessus des autres, vous voyez ? Trirèmes. Vous restez enchaînés des années aux rames, vous voyez, et tout dépend si vous avez le banc du dessus, au grand air et tout, ou celui du dessous, et là (sa figure se fendit d’un sourire jusqu’aux deux oreilles), c’est pas pareil. Alors, à vous de voir, les gars. Montrez-vous coopératifs, et vous aurez pas d’autre souci à vous faire que les mouettes. Alors, maintenant : pourquoi seulement vous deux ? »
Il se laissa une nouvelle fois aller en arrière.
« Excusez-moi, fit Eric, ça ne serait pas Tsort, des fois ?
— T’essayerais pas de te payer ma tête, hé, pitchounet ? Parce que, tu vois, ça existe aussi les quinquirèmes. Et que ça te plairait pas du tout.