— Moi, c’est le vertige », compatit Rincevent.
Lavæolus, manifestement aux prises avec un gros problème émotionnel, décocha un autre coup de pied au navire.
« Dites, fit-il d’un air misérable, vous ne sauriez pas, des fois, si je vais bien rentrer chez moi ?
— Quoi ?
— Ça n’est qu’à quelques centaines de kilomètres, je ne devrais pas mettre trop longtemps, hé ? fit Lavæolus qui irradiait l’anxiété comme un phare.
— Oh. » Rincevent étudia le visage de l’homme. Dix ans, songea-t-il. Et toutes sortes de péripéties bizarres avec des chaispasquoi ailés et des monstres marins. D’un autre côté, quel bien ça lui ferait de savoir ?
« Vous allez bien rentrer chez vous, répondit-il. Vous êtes connu pour ça, en fait. Votre retour a donné lieu à de véritables légendes.
— Ouf. » Lavæolus s’adossa contre une coque, ôta son casque et s’essuya le front. « Hé bé, ça m’enlève un poids, moi je vous le dis. J’avais peur que les dieux m’en veuillent, peuchère. »
Rincevent se taisait.
« Que ça les énerve un peu quand on se met à trouver des idées comme des chevaux de bois et des tunnels, reprit Lavæolus. Ce sont des traditionalistes, vous savez. Ils préfèrent que les hommes s’étripent. Je me suis dit, vous voyez, que si j’arrivais à montrer aux gens comment obtenir plus facilement ce qu’ils voulaient, hé bé, ils arrêteraient de se conduire comme des bestiasses. »
De plus loin le long du rivage leur parvinrent les échos mâles d’une chanson :
«… se disent toutes vierges, Mais quand elles sont dans mon lit. Elles préfèrent tenir mon… »
« Ça ne marche jamais, dit Rincevent.
— Té, ça valait quand même le coup d’essayer. Non ?
— Oh, si. »
Lavæolus lui donna une claque dans le dos. « Courage, fit-il. Ça ne peut que s’arranger. »
Ils s’avancèrent dans les brisants ténébreux, là où le navire de Lavæolus était à l’ancre, et Rincevent regarda l’Éphébien partir à la nage et grimper à bord. Au bout d’un moment, on arma ou on désarma les avirons, enfin ce qu’on dit lorsqu’on les passe par les trous dans les flancs, et le bateau s’éloigna lentement dans la baie.
Quelques voix lui revinrent par-dessus le ressac.
« Dirigez le bout pointu de ce côté, sergent.
— Oui, cap’taine !
— Et ne criez pas, coquin de sort ! Est-ce que je vous ai demandé de crier ? Pourquoi vous vous croyez tous obligés de crier ? Bon, moi, je descends m’allonger. »
Rincevent remonta péniblement la plage. « L’ennui, dit-il, c’est que ça ne s’arrange jamais, ça reste pareil, mais en davantage pareil. N’importe comment, il va se faire assez de mauvais sang comme ça. »
Derrière lui, Eric se moucha.
« Je n’ai jamais rien entendu d’aussi triste », dit-il.
Plus loin le long de la plage, les armées éphébiennes et tsortiennes braillaient toujours à pleins poumons autour de leurs feux de camp joyeux.
«… qui pendent, Et quand il s’assoit dessus, Elles lui rentrent dans le… »
« Viens, fit Rincevent. On repart chez nous.
— Vous savez ce qu’il y a de marrant dans son nom ? dit Eric tandis qu’ils flânaient sur le sable.
— Non. Comment ça ?
— Lavæolus, ça veut dire « Rinceur de vents ». »
Le mage le regarda. « C’est mon ancêtre ? demanda-t-il.
— Qui sait ?
— Oh. Bon sang. » Rincevent s’absorba dans ses réflexions. « Ben, je regrette de ne pas lui avoir dit d’éviter de se marier. Ou de visiter Ankh-Morpork.
— La ville n’est même pas encore construite, si ça se trouve… »
Rincevent essaya de claquer des doigts.
Cette fois, ça marcha.
Astfgl se renversa dans son fauteuil. Il se demandait ce qui était vraiment arrivé à Lavæolus.
Les dieux et les démons étant des créatures hors du temps, ils ne s’y déplacent pas comme des bulles dans un courant. Pour eux, tous les événements se produisent simultanément. Ils devraient donc tout savoir de ce qui va se passer parce que ça s’est déjà passé, en quelque sorte. Mais ils l’ignorent pour la bonne raison que la réalité est un vaste théâtre où se jouent une infinité de pièces passionnantes, et se tenir au courant de toutes reviendrait à vouloir se servir d’un gros magnétoscope dépourvu d’arrêt sur image et de compteur. Il est plus simple d’attendre et de voir venir.
Un de ces jours, il faudrait qu’il aille jeter un coup d’œil.
Pour l’heure, dans cet ici et ce maintenant, pour autant qu’on puisse employer ces termes à propos d’une sphère en dehors de l’espace et du temps, les affaires ne prenaient pas le tour désiré. Eric lui semblait un peu plus sympathique, ce qui était inadmissible. Visiblement, il avait aussi modifié le cours de l’Histoire, chose pourtant impensable puisque tout ce qu’on peut faire au cours de l’Histoire, c’est le faciliter.
Ce qu’il fallait, c’était du paroxystique. Du vraiment démoralisant, à fendre l’âme.
Le roi des démons s’aperçut qu’il se tortillait les moustaches.
L’ennui, quand on claque des doigts, c’est qu’on ne sait jamais où ça mène…
Autour de Rincevent, tout était noir. Il ne s’agissait pas d’une simple absence de couleur. Il s’agissait d’une obscurité qui niait tout net l’éventualité même que la couleur ait jamais pu exister.
Ses pieds ne reposaient sur rien, et il avait l’impression de flotter. Autre chose manquait. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
« Tu es là, Eric ? » risqua-t-il.
Une voix claire près de lui répondit : « Oui. Vous êtes là, démon ?
— Ou-ii.
— Où on est ? On tombe ?
— Je ne crois pas, fit Rincevent qui savait de quoi il parlait. Il n’y a pas de déplacement d’air. L’air se déplace vite quand on tombe. On visionne aussi sa vie passée qui défile à toute allure, et je n’ai encore rien vu que je reconnaisse.
— Rincevent ?
— Oui ?
— Quand j’ouvre la bouche, aucun son n’en sort.
— Ne sois pas… » Rincevent hésita. Lui non plus ne produisait aucun son. Il savait ce qu’il disait, seulement ça n’atteignait pas le monde extérieur. Il entendait Eric, pourtant. Peut-être que les mots faisaient l’impasse sur ses oreilles pour lui entrer directement dans le cerveau.
« C’est sans doute une espèce de magie, un truc comme ça, dit-il. Il n’y a pas d’air. C’est pour ça qu’il n’y a pas de son. Normalement, toutes les petites particules d’air se cognent les unes aux autres, on pourrait dire, comme des billes. C’est comme ça qu’on obtient du son, tu vois.
— Ah oui ? Bon sang.
— Nous sommes donc au milieu de rien du tout, fit Rincevent. Le rien total. » Il hésita. « Il y a un mot pour ça, reprit-il. C’est ce qu’on obtient quand il ne reste rien, qu’on est au bout du compte.
— Oui. Je crois qu’on appelle ça l’addition », dit Eric.
Rincevent réfléchit un moment. Oui, ça devait être ça.
« D’accord, fit-il. L’addition. C’est là qu’on est. On flotte dans une addition absolue. Une addition totale, complète, définitive. »
Astfgl commençait à paniquer. Il disposait de sortilèges capables de repérer n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, mais Eric et Rincevent ne se trouvaient nulle part. Il était en train de les observer sur la plage, et tout d’un coup… plus rien.
Ça ne laissait que deux autres solutions quant à leur position actuelle.
Heureusement il choisit d’abord la mauvaise.