La Mort se mit à l’aise. Il pouvait attendre.
Dès qu’on aurait besoin de lui, il serait là.
L’Univers prit naissance.
N’importe quel cosmogoniste vous dira que tous les événements intéressants se sont produits dans les deux premières minutes, lorsque le néant s’est regroupé pour former l’espace et le temps, que sont apparus des tas de tout petits trous noirs et ainsi de suite. Après ça, déclarent-ils, il y avait matière à travailler pour… enfin, la matière, quoi. Mais le plus gros était fait, en dehors du rayonnement micro-ondes.
Vu de tout près, pourtant, il avait un certain charme tapageur, l’Univers.
Le petit homme renifla. « Trop m’as-tu-vu, dit-il. Pas besoin de tout ce boucan. Au lieu d’un grand boum, un grand pfuiiit aurait aussi bien fait l’affaire, ou un peu de musique.
— Ah bon ? fit Rincevent.
— Ouais, et le cap des deux picosecondes a été drôlement délicat à négocier. Plutôt bâclé, comme boulot. Mais c’est comme ça, à l’heure actuelle. On ne sait plus travailler. Quand j’étais gamin, il fallait des jours pour créer un univers. On mettait de sa fierté dans son ouvrage. Aujourd’hui, ils font ça à la six-quatre-deux, puis ils grimpent dans le camion et salut. Et vous savez quoi ?
— Non ? fit Rincevent d’une petite voix.
— Ils piquent des matériaux sur le chantier. Suffit qu’ils tombent sur un gus dans le coin qu’a envie d’agrandir un peu son univers, aussi sec ils barbotent une brassée de firmament pour la lui refourguer. »
Rincevent le regarda fixement.
« Vous êtes qui, exactement ? »
L’inconnu s’ôta le crayon de derrière l’oreille et contempla d’un air songeur l’espace autour de Rincevent. « Je fais des choses, répondit-il.
— Quel genre ?
— Quel genre vous aimeriez ?
C’est vous le Créateur ? »
Le petit homme eut l’air très embarrassé. « Non, pas le Créateur. Pas le. Rien qu’un créateur. Je ne traite pas les gros chantiers, genre étoiles, géantes gazeuses, pulsars, tout ça. Je suis spécialisé dans ce qu’on pourrait appeler le travail à façon. » Il leur lança un regard fier et provocant à la fois. « C’est moi qui fais tous mes arbres, vous savez, confia-t-il. Ça, c’est du boulot. Faut des années pour apprendre à faire un arbre. Même les conifères.
— Oh, commenta Rincevent.
— Je ne demande à personne de les terminer à ma place. Pas de sous-traitance, c’est ma devise. Ces salauds-là, ils vous font tout le temps poireauter pendant qu’ils installent des étoiles, n’importe quoi, pour quelqu’un d’autre. » Le petit homme soupira. « Vous savez, les gens croient ça vachement facile, de créer. Ils s’imaginent qu’il suffit de se balader à la surface des eaux et d’agiter un peu les mains. C’est pas ça du tout.
— Ah bon ? »
Le petit homme se gratta encore le nez. « On arrive vite à manquer d’inspiration pour les flocons de neige, par exemple.
— Oh.
— On finit par se dire que ce serait du gâteau d’en glisser quelques-uns identiques.
— Ah oui ?
— On se dit : Y en a des millions de millions de milliards, personne va faire gaffe. Mais c’est là qu’entre en jeu le professionnalisme, quoi.
— Ah tiens.
— Certains… (et là, le créateur jeta un regard mauvais à la matière informe qui continuait de défiler) certains se disent que ça suffit bien d’installer quelques formules physiques de base, ensuite ils prennent l’oseille et ils se tirent. Au bout d’un billion d’années on se retrouve avec des fuites partout dans le ciel, des trous noirs gros comme la tête, et quand on va se plaindre on tombe sur une fille au guichet qui prétend ignorer où joindre le patron. Moi, je crois que les gens apprécient la touche personnelle, pas vous ?
— Ah, fit Rincevent. Alors… quand on est frappé par la foudre… euh… ça n’a rien à voir avec ces histoires de décharges électriques, de points culminants, tout ça… Euh… vous le faites exprès ?
— Oh, pas moi. Je les fais pas marcher, moi. C’est bien assez de boulot de construire des machins, faut pas me demander en plus de faire du service après-vente. Y a un paquet d’autres univers, vous savez, ajouta-t-il avec un soupçon de reproche dans la voix. J’ai une liste de commandes longue comme le bras. »
Il tendit la main sous lui et ramena un grand livre relié cuir, sur lequel il s’était apparemment assis. Le livre s’ouvrit en grinçant.
Rincevent sentit qu’on lui tiraillait la robe.
« Dites, fit Eric. Ce n’est pas vraiment… Lui, hein ?
— Il dit que si, répliqua Rincevent.
— Qu’est-ce qu’on fait ici ?
— Je ne sais pas. »
Le créateur lui lança un regard mauvais. « Mettez-la en veilleuse, je vous prie, dit-il.
— Mais écoutez, souffla Eric, si c’est vraiment lui le créateur du monde, ce sandwich est une relique sacrée.
— Bon sang », fit Rincevent d’une petite voix. Il n’avait rien avalé depuis une éternité. Il se demanda quelle peine on encourait quand on mangeait un objet vénérable. Une peine sévère, sûrement.
« Vous pourriez l’exposer dans un temple quelque part, et des millions de visiteurs viendraient le contempler. »
Rincevent souleva délicatement la tranche de pain du dessus.
« Il n’y a pas de mayonnaise, dit-il. Est-ce que ça compte quand même ? »
Le créateur s’éclaircit la gorge et se mit à lire à haute voix.
Astfgl surfait sur la pente de l’entropie, étincelle rouge de colère sur fond des tourbillons de l’interespace. Il bouillait maintenant d’une telle rage que le peu de sang-froid qui lui restait s’évaporait à mesure ; son bonnet canaille aux deux petits appendices élégants n’était plus qu’un morceau de tissu cramoisi pendouillant à la pointe d’une des grandes cornes enroulées de bélier qui lui encadraient le crâne.
Dans un déchirement plutôt sensuel, la soie rouge de son dos se fendit et ses ailes se déployèrent.
Par convention, on donne à ses ailes l’aspect du cuir, mais le cuir ne résisterait pas plus de quelques secondes dans un tel environnement. Par ailleurs, il ne se replie pas facilement.
Ces ailes-là étaient faites de magnétisme et d’espace mis en forme ; elles s’étendirent jusqu’à n’être plus qu’un voile léger sur le firmament incandescent puis battirent aussi lentement et inexorablement que l’avènement de la civilisation.
Elles rappelaient toujours celles de la chauve-souris, mais uniquement par égard pour la tradition.
Quelque part vers le vingt-neuvième millénaire, le roi des démons fut rattrapé, presque à son insu, par un objet petit, oblong et sans doute encore plus furieux que lui.
Huit sortilèges agencent le monde. Rincevent le savait parfaitement. Il connaissait le livre qui les renfermait, l’In-Octavo, car il existait toujours dans la bibliothèque de l’Université de l’Invisible – désormais dans une boîte de fer soudée au fond d’un puits spécialement creusé à son intention, où l’on pouvait contenir ses radiations magiques.
Rincevent s’était toujours demandé comment tout avait commencé. Il avait imaginé une sorte d’explosion à l’envers, des gaz interstellaires rugissants qui se rassemblaient pour former la Grande A’Tuin, ou au moins un grondement de tonnerre, quelque chose.
Au lieu de ça, il entendit comme un léger pincement de corde, un son musical, et là où il n’y avait rien apparut le Disque-monde, comme s’il était tout le temps resté caché dans un coin.