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Il s’aperçut du même coup que la sensation de chute avec laquelle il avait dernièrement appris à vivre serait aussi celle avec laquelle il allait sûrement mourir. Le monde qui surgissait sous ses pieds lui proposait la promotion de l’éon : de la gravité, disponible en plusieurs puissances chez votre corps planétaire massif le plus proche.

Comme il arrivait souvent en de telles circonstances, il lâcha un : « Aargh. »

Le créateur, toujours sereinement assis dans le vide, apparut à côté de lui alors qu’il plongeait à pic.

« Jolis nuages, trouvez pas ? J’ai fait du bon boulot avec les nuages, dit-il.

— Aargh, répéta Rincevent.

— Quelque chose qui cloche ?

— Aargh.

— Ça, c’est bien les humains, fit le créateur. Toujours à courir à droite à gauche. » Il se pencha tout près. « Ce n’est pas mon affaire, évidemment, mais je me suis souvent demandé ce qui peut bien vous passer par la tête.

— Mes pieds, dans une minute ! » hurla Rincevent.

Eric, qui chutait à côté de lui, le tira par la cheville. « Ce n’est pas une façon de parler au créateur de l’Univers ! cria-t-il. Dites-lui de faire quelque chose, de ramollir le sol, n’importe quoi !

— Oh, j’sais pas si je peux faire ça, dit le créateur. Y a un règlement de la causalité. L’inspection me tomberait dessus comme une tonne de… une tonne de… une tonne de poids. Je pourrais sans doute vous bricoler vite fait un marécage bien spongieux. Sinon, les sables mouvants, ça marche très fort en ce moment. Je peux vous proposer des sables mouvants complets avec marigot et marais attenants, pas de problème.

— ! fit Rincevent.

— Va falloir que vous parliez un peu plus fort, je regrette. Attendez voir. »

Il y eut un autre son harmonieux de corde pincée.

Lorsque Rincevent rouvrit les yeux, il se tenait debout sur une plage. Eric aussi. Le créateur flottait tout près.

Nulle trace de déplacement d’air. Il s’en tirait sans même un bleu.

« J’ai juste coincé un bidule dans les vitesses et les positions, expliqua le créateur au vu de son expression. Bon, alors, vous disiez quoi ?

— J’avais envie que s’arrête ce plongeon de la mort, répondit Rincevent.

— Oh. Bien. Ravi que ça se soit arrangé, alors. » Le créateur promena autour de lui un regard affolé. « Vous n’auriez pas vu mon bouquin dans le coin, des fois ? Je croyais le tenir à la main en partant. » Il soupira. « Le prochain coup, c’est ma tête que je vais perdre. Une fois, j’ai fait tout un monde et j’ai complètement oublié les brelous. Je n’en ai pas mis une seule, de ces saloperies. Je n’en trouvais pas à l’époque, je me suis dit que je pourrais revenir en coup de vent quand y en aurait à nouveau en stock, mais… complètement sorti de l’idée. Vous imaginez un peu. Personne n’a rien remarqué, comme de juste, vu que les occupants se sont manifestement contentés de se développer sans savoir qu’il aurait dû y avoir des brelous, mais ça leur causait de gros problèmes… comprenez… psychologiques. Au fond d’eux, ils sentaient qu’il manquait quelque chose, quoi. »

Le créateur se reprit.

« Bon, j’peux pas glandouiller toute la journée, fit-il. Comme je disais, j’ai beaucoup de boulot.

— Beaucoup ? s’étonna Eric. Je croyais que vous n’en aviez qu’un.

— Oh, non. Du taf, j’en manque pas, dit le créateur qui commençait à s’estomper. C’est ça, la mécanique quantique, voyez. Une fois que c’est fait, on n’a pas fini pour autant. Non, y a toujours des ramifications. Le choix multiple, on appelle ça, on n’en voit jamais le bout, c’est comme le tonneau des… le tonneau des… le tonneau qu’a pas de fond et qu’on n’arrive jamais à remplir, quoi. Bien joli de dire qu’on a juste un petit détail à changer, mais lequel ? La vacherie, quoi. Bon, ravi de vous avoir connus. Si vous avez besoin d’autre chose, vous savez, une lune en plus, n’importe…

— Hé ! »

Le créateur réapparut, les sourcils haussés de surprise polie.

« Qu’est-ce qui se passe, maintenant ? demanda Rincevent.

— Maintenant ? Ben, j’imagine que des dieux vont pas tarder à rappliquer. Ils n’attendent jamais longtemps avant d’emménager, vous savez. Comme des mouches à… des mouches à… des mouches, quoi. Au début, ils ont tendance à péter le feu, mais ils se calment vite. Je pense que ce sont eux qui se chargent des gens, ekcétra. » Le créateur se pencha. « Moi, je n’ai jamais été bon pour faire les gens. On dirait que je n’ai pas le coup pour les bras et les jambes. » Il disparut.

Ils attendirent.

« Je crois qu’il est parti pour de bon, cette fois, dit Eric au bout d’un moment. Plutôt sympa, comme gars.

— C’est sûr qu’on comprend beaucoup mieux pourquoi le monde est ce qu’il est une fois qu’on a discuté avec lui, dit Rincevent.

— C’est quoi, la mécanique quantique ?

— Je n’en sais rien. De la réparation qui se fait en chantant des cantiques, j’imagine. »

Rincevent contempla le sandwich œuf-cresson qu’il tenait encore à la main. Le casse-croûte manquait toujours de mayonnaise et le pain était pâteux, seulement il faudrait attendre des milliers d’années avant qu’il en existe un autre. Il faudrait passer par les balbutiements de l’agriculture, la domestication des animaux, l’évolution du couteau à pain depuis son ancêtre primitif en silex, le développement de la technologie laitière – et, si on voulait fignoler, la culture des oliviers, les poivriers, les puits salants, les méthodes de fermentation du vinaigre et les rudiments de la chimie alimentaire – avant que le monde en voie un autre pareil. Il était unique, ce petit triangle blanc bourré d’anachronismes, perdu, tout seul, dans un environnement hostile.

Rincevent mordit quand même dedans. Ça n’était pas très bon.

« Ce que je ne comprends pas, dit Eric, c’est pourquoi on est là.

— Ta question n’est pas philosophique, à mon avis, fit Rincevent. Tu veux dire, j’imagine : pourquoi on est là, à l’aube de la création, sur cette plage qui n’a quasiment pas servi ?

— Oui. C’est ce que je veux dire. »

Rincevent s’assit sur un rocher et soupira.

« Je pense que c’est évident, non ? lança-t-il. Tu voulais vivre pour toujours.

— Je n’ai jamais parlé de voyager dans le temps, répliqua Eric. J’ai été très clair là-dessus pour éviter de me faire rouler.

— Tu ne t’es pas fait rouler. Le vœu s’efforce de te satisfaire. Enfin, c’est plutôt évident quand on y réfléchit. “Pour toujours”, ça couvre l’ensemble du temps et de l’espace. Toujours. Tous-jours. Tu comprends ?

— Alors il faut comme qui dirait repartir de la case départ ?

— Tout juste.

— Mais c’est nul ! Va falloir attendre des années avant de tomber sur quelqu’un dans le coin !

— Des siècles, le corrigea tristement Rincevent. Des millénaires. Des é… des éions. Et après, on aura droit à toutes sortes de guerres, des monstres, tout ça. L’Histoire est la plupart du temps horrible, à bien y regarder. À mal y regarder aussi, d’ailleurs.

— Mais ce que je voulais dire, moi, c’était vivre pour toujours à partir de maintenant, protesta Eric d’un ton affolé. Enfin, à partir de ce moment-là. Non mais, regardez-moi où on est. Pas de filles. Personne. Rien à faire le samedi soir…

— On n’aura même pas de samedi soir avant des milliers d’années. Rien que des soirs tout court.

— Vous allez me ramener tout de suite. C’est un ordre. Vade rétro !

— Répète ça encore une fois, et je te flanque une dérouillée.

— Mais vous avez juste à claquer des doigts !