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— Ça ne marchera pas. Tu as eu tes trois vœux. Je regrette.

— Qu’est-ce que je vais faire, moi ?

— Ben, si tu vois quelque chose qui sort de la mer en rampant et cherche à respirer, tu peux toujours lui dire de ne pas s’embêter avec ça.

— Vous trouvez ça drôle, hein ?

— C’est plutôt amusant, maintenant que tu le dis, fit Rincevent, la figure inexpressive.

— La blague fera beaucoup moins rire dans quelques années, alors, fit Eric.

— Quoi ?

— Ben, vous ne comptez pas vous en aller, j’imagine ? Vous êtes forcé de rester avec moi.

— Ridicule, je vais… » Rincevent jeta autour de lui un regard désespéré. Je vais quoi ? songea-t-il.

Les vagues déferlaient tranquillement sur la plage, sans grande force pour le moment parce qu’elles tâtonnaient encore.

La première marée montait prudemment. Il n’y avait pas de ligne de haute mer, pas de liseré marbré de vieux goémon et de coquillages pour lui donner une idée de ce qu’on attendait d’elle. Il flottait l’odeur propre et fraîche d’une atmosphère qui n’a pas encore connu les épanchements de l’humus d’une forêt ni les tenants et aboutissants d’un système digestif de ruminant.

Rincevent avait grandi à Ankh-Morpork. Il aimait l’air qui avait déjà circulé, qui avait connu des gens, dans lequel on avait vécu.

« Faut qu’on rentre, fit-il aussitôt.

— C’est ce que j’ai dit », répliqua Eric d’un ton qui trahissait une patience mise à rude épreuve.

Rincevent prit une autre bouchée du sandwich. Il avait maintes fois regardé la mort en face, ou plutôt la Mort lui avait maintes fois regardé l’arrière du crâne qui prenait rapidement du champ, et soudain la perspective d’une existence éternelle ne lui disait rien. Il y gagnerait évidemment de connaître les réponses aux grandes questions, par exemple comment la vie avait évolué et le reste, mais l’idée de passer ainsi tous ses loisirs à venir ne valait pas un clou auprès d’une soirée tranquille à se balader dans les rues d’Ankh.

Tout de même, il s’était découvert un ancêtre. Ça, c’était quelque chose. Tout le monde ne pouvait pas en dire autant. Il aurait fait quoi, son ancêtre, dans une situation pareille ?

Il ne se serait pas trouvé là.

Ben, oui, c’est sûr, mais à part ça, il aurait… il aurait mis à profit sa vaste intelligence militaire pour inventorier les outils à sa disposition, voilà ce qu’il aurait fait. Il y avait donc :

• un sandwich entamé œuf-cresson. Aucune aide à attendre de ce côté. Il le jeta ;

• lui-même. Il traça une coche dans le sable. Il ne savait pas trop à quoi il serait bon, mais il pourrait voir ça plus tard ;

• Eric. Démonologue de treize ans, poussée d’acné en phase terminale.

C’était tout, semblait-il.

Il fixa un moment le sable propre, tout frais, dans lequel il gribouillait.

Puis il demanda calmement : « Eric, tu peux venir une minute… ? »

Les vagues se faisaient beaucoup plus fortes à présent. Elles avaient parfaitement pigé le coup de la marée et se risquaient au flux et au reflux.

Astfgl se matérialisa dans un nuage de fumée bleue.

« Ah, ah ! » lança-t-il, mais son coup de théâtre tomba à plat parce qu’il n’y avait personne pour l’entendre.

Il baissa les yeux et vit des traces de pas dans le sable. Des centaines. Elles couraient de tous côtés, comme si on avait frénétiquement cherché quelque chose, puis s’évanouissaient brusquement.

Il se pencha plus près. Difficile de bien distinguer avec toutes ces empreintes et après le passage du vent et de la marée, mais juste à la limite du ressac envahissant il reconnut les marques indéniables d’un cercle magique.

Astfgl lâcha un juron qui vitrifia le sable autour de lui et disparut.

La marée poursuivit son travail. Plus loin sur la plage, la dernière houle envahit un creux dans les rochers, et le soleil nouveau laissa tomber ses rayons sur les vestiges détrempés d’un sandwich œuf-cresson à demi mangé. La force du flux le retourna. Des milliers de bactéries se retrouvèrent soudain au beau milieu d’une explosion gustative et commencèrent à se multiplier avec frénésie.

Si seulement il y avait eu de la mayonnaise, la vie aurait peut-être pris un tout autre tour. Plus piquant, et sans doute plus riche aussi.

Voyager par la magie présente toujours des inconvénients majeurs. Entre autres l’impression de laisser son estomac à la traîne. Et la terreur qui s’empare de l’esprit parce qu’on n’est jamais très sûr du point de chute. On n’arrive pourtant pas n’importe où. L’expression « n’importe où » couvre un éventail très étroit de possibilités comparé à la diversité des terminus où la magie risque de déposer ses adeptes. Le voyage en lui-même est facile. C’est gagner une destination où, par exemple, le passager garde ses chances de survivre dans les quatre dimensions à la fois qui pose le plus de problèmes.

En fait, la marge d’erreur est si grande que Rincevent se sentit presque déçu d’aboutir dans une caverne plutôt banale au sol sablonneux.

Dans la paroi du fond se découpait une porte.

Une porte d’aspect indubitablement rébarbatif. À croire que son concepteur avait étudié toutes les portes de cellules qu’il avait pu dénicher, puis s’en était allé réaliser une version, disons, pour grand orchestre visuel. Elle tenait davantage du portail. Au-dessus de sa voûte effritée on avait gravé un avertissement du fond des âges et sûrement effrayant, mais voué à n’être jamais lu car un plaisantin avait depuis collé par-dessus un placard éclatant en rouge et blanc qui disait : Pas besoin d’être damné pour bosser ici, mais ça aide !!!

Rincevent, la tête levée, loucha sur le placard. « J’arrive à le lire, évidemment, fit-il. Seulement, je n’arrive pas à le croire.

« Plusieurs points d’exclamation à la suite, reprit-il, ça dénote à tous les coups un esprit malade. »

Il regarda derrière lui. Le tracé luisant du cercle magique d’Eric s’estompa et s’éteignit dans un dernier frémissement.

« Je ne suis pas difficile, tu vois, fit le mage. Seulement, tu m’as déclaré, il me semble, que tu pouvais nous ramener à Ankh. On n’y est pas, à Ankh. Je le sais par des petits détails, comme les ombres rouges tremblotantes et les cris au loin. À Ankh, les cris viennent de beaucoup plus près.

— Je m’en suis drôlement bien tiré, je trouve, se rebiffa Eric. Normalement, on ne fait pas marcher des cercles magiques à l’envers. En théorie, ça revient à rester dans le cercle pendant que la réalité se déplace tout autour. Je m’en suis drôlement bien tiré, je trouve. Vous voyez, ajouta-t-il d’une voix soudain vibrante d’enthousiasme, si on remanie la formule du manuscrit original et si – là, c’est la partie délicate –, si on la fait passer par un niveau supérieur de…

— Oui, oui, très astucieux, qu’est-ce que vous n’allez pas inventer, vous les jeunes, fit Rincevent. Le seul ennui, c’est que… Enfin, je crois bien qu’on est en Enfer.

— Oh ? »

L’absence de réaction d’Eric éveilla la curiosité du mage.

« Tu sais, ajouta-t-il. Là où vivent tous les démons ?

— Oh ?

— Il ne fait pas bon s’y trouver, à ce qu’il paraît.

— Vous croyez qu’on pourra s’expliquer ? »

Rincevent réfléchit. Dans le fond, il ne savait pas très bien ce que les démons infligeaient aux gens. Mais il savait ce que les humains infligeaient à leurs semblables, et après toute une existence à Ankh-Morpork, l’Enfer se révélerait peut-être préférable. Plus chaud, toujours bien.

Il regarda le marteau de porte. Un marteau noir et horrible, mais ça n’avait aucune importance parce qu’il était également ficelé de façon à le rendre inopérant. À côté du marteau, manifestement posé depuis peu par un installateur qui ignorait ce qu’il faisait et le faisait à contrecœur, s’érigeait un bouton fixé dans la boiserie fendue. Rincevent le pressa doucement du doigt, pour voir.