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Le son qu’il produisit avait peut-être été jadis un air populaire, peut-être même écrit par un compositeur talentueux visité, l’espace d’un bref instant d’extase, par la musique des sphères. Aujourd’hui, en tout cas, il ne faisait plus que bing-BONG-ding-DONG.

Et ce serait un abus de langage de dire que la chose qui ouvrit la porte était un cauchemar. La plupart du temps, les cauchemars racontent des bêtises, et on a beaucoup de mal à expliquer à autrui toute l’horreur de chaussettes qui se mettent à vivre ou de carottes qui bondissent des haies. Cette chose-là appartenait au genre terrifiant qu’on ne peut créer qu’au prix d’une longue réflexion sur l’épouvante, bien calé dans un fauteuil. Elle possédait davantage de tentacules que de jambes, mais moins de bras que de têtes.

Elle arborait aussi un badge.

Le badge disait : Je m’appelle Urgleflaggelah, engeance de l’Enfer et gardien répugnant du Portail redoutable. Que puis-je pour votre service ?

Ça n’avait pas l’air de lui plaire, à la chose.

« Oui ? » crissa-t-elle.

Rincevent était toujours en train de lire le badge.

« Que pouvez-vous pour notre service ? » dit-il, atterré.

Urgleflaggelah, lequel offrait une certaine ressemblance avec feu Quetzduffelcoatl, grinça de quelques-unes de ses dents.

« Bien… le bonjour », psalmodia-t-il à la façon d’un élève auquel on a patiemment expliqué son texte à l’aide d’un fer rouge. « Je m’appelle Urgleflaggelah, engeance de l’Enfer, et je suis votre hôte pour aujourd’hui… Je veux être le premier à vous conduire à vos luxueux…

— Une minute, fit Rincevent.

— … sélectionnés pour satisfaire… grommela Urgleflaggelah.

— Là, y a quelque chose d’anormal, commenta le mage.

— … au mieux les désirs que vous avez formulés, estimé client… poursuivit stoïquement le démon.

— Excusez-moi, fit Rincevent.

— … aussi agréable que possible », termina Urgleflaggelah. Il émit un bruit comme un soupir de soulagement qui lui sortit de quelque part au fond des mandibules. Il donna alors l’impression d’écouter pour la première fois. « Oui ? Quoi ? fit-il.

— Où on est ? » demanda Rincevent.

Des bouches diverses s’épanouirent. « Flageolez, mortels !

— Quoi ? On est dans un haricot ?

— Tremblez et rampez, mortels ! rectifia le démon, car vous êtes condamnés à une étern… » Il marqua un temps et laissa échapper un petit gémissement.

« Vous allez suivre quelque temps une thérapie rééducatrice, se reprit-il en crachant chaque mot, que nous espérons aussi instructive et agréable que possible, comme l’exigent vos droits, estimé client. »

Plusieurs yeux s’attardèrent sur Rincevent. « Affreux, hein ? fit-il d’une voix plus normale. Faut pas m’en vouloir. Si ça tenait qu’à moi, on reviendrait aux bons vieux bidules enflammés dans le machin-chose, et lit clos presse tôt.

— C’est l’Enfer, non ? demanda Eric. J’ai déjà vu des images.

— Tout juste », reconnut le démon avec mélancolie. Il s’assit, ou du moins se plia selon un processus savant. « Du service personnalisé, voilà ce qu’on proposait avant. Les gens sentaient qu’on s’intéressait à eux, qu’ils étaient pas uniquement des numéros mais, disons, des victimes, quoi. On respectait une tradition du service. Pour ce que ça lui fait, à lui… Mais qu’est-ce qui me prend de parler de mes problèmes personnels ? Comme si vous en aviez pas des tas vous aussi. Vous êtes morts et vous voici. Vous êtes pas musiciens, dites ?

— Pour tout avouer, on n’est même pas mo… » commença Rincevent. Le démon l’ignora, se leva et s’engagea pesamment dans le couloir humide en leur faisant signe de le suivre.

« Vous regretteriez d’être venus si vous étiez musiciens. Vous le regretteriez encore plus, j’veux dire. Les murs nous serinent de la musique à longueur de journée, enfin, ce que lui, il appelle de la musique, j’ai rien contre de la bonne musique, remarquez, un air qu’on puisse hurler en même temps, mais c’est pas ça, j’veux dire, il paraît que c’est chez nous qu’on devrait trouver ce qui se fait de mieux dans le genre, une musique d’enfer, alors pourquoi on se farcit des trucs pareils, comme si quelqu’un avait mis le piano en route puis s’était tiré en le laissant marcher tout seul.

— À la vérité…

— Et puis y a les plantes en pot. Attention, hein, je déteste pas un peu de verdure de temps en temps. Seulement, certains disent que ces plantes, c’est pas des vraies, alors moi je dis que c’est forcément des vraies, personne de sensé ferait des plantes qui ressemblent à du cuir vert bouteille et sentent le paresseux crevé. Lui, il dit que ça donne un air convivial et décontracté. Un air convivial et décontracté ! J’ai vu des mordus de jardinage s’effondrer et se mettre à chialer. J’vous assure, à les entendre, tout ce qu’on leur faisait subir après leur paraissait moins pénible.

— On n’est pas morts à proprement p… voulut placer en force Rincevent en profitant d’une interruption dans la litanie interminable de la chose, mais c’était trop tard.

— La machine à café, maintenant, la machine à café, c’est une bonne machine, ça, d’accord. Seulement, avant, on noyait les gens dans des lacs de jus de chaussette, on leur en vendait pas des tasses.

— On n’est pas morts ! » brailla Eric.

Urgleflaggelah s’arrêta en bloblotant de partout.

« Bien sûr que si, vous êtes morts. Sinon vous seriez pas là. J’vois pas pourquoi des vivants viendraient chez nous. Ils tiendraient pas cinq minutes. » Il ouvrit plusieurs de ses bouches, découvrant des rangées de crocs. « Hé hé, ajouta-t-il. Si jamais je coinçais des vivants chez nous… »

Ce n’était pas pour rien que Rincevent avait survécu des années durant dans les méandres paranoïaques de l’Université de l’Invisible. Il se sentait presque dans son élément. Ses réflexes agirent avec une précision étonnante. « On ne vous a donc pas mis au courant ? » demanda-t-il.

Difficile de savoir si l’expression d’Urgleflaggelah changea, ne serait-ce que parce qu’on se demandait où chercher ladite expression, mais le démon offrit nettement l’image familière d’une incertitude soudaine et amère.

« Au courant de quoi ? » fit-il.

Rincevent regarda Eric. « On pensait qu’ils auraient mis tout le monde au courant, non ?

— Mis au courant de qu… argarg, fit Eric en s’étreignant la cheville.

— Ça, c’est bien la gestion moderne, dit Rincevent dont la figure exprimait la préoccupation et la colère. Ils se lancent dans des tas de remaniements, ils réaménagent tout, et croyez-vous qu’ils consultent ceux-là même qui forment l’ossature…

— … L’exosquelette… le corrigea le démon.

— … ou toute autre structure calcaire ou chitineuse de l’organisation ? » termina Rincevent d’une voix douce. Il attendit ce qui ne manquerait pas de venir, il le savait.

« Pas leur genre, fit Urgleflaggelah. Sont trop occupés à poser leurs affiches.

— Moi, je trouve ça carrément dégoûtant, dit Rincevent.

— Vous savez qu’ils m’ont même pas parlé du séjour au club de vacances des 18 000-30 000 ans ? Trop vieux, qu’ils ont dit. Je leur gâcherais le plaisir, qu’ils ont dit.