— Le monde inférieur est tombé bien bas, compatit Rincevent.
— Ils descendent jamais ici, vous savez, poursuivit le démon en s’affaissant un peu. Ils me disent jamais rien. Ah si, très important, faut que j’garde cette putain de porte, très très important, tu parles !
— Écoutez, fit Rincevent. Vous ne voudriez pas que j’en touche un mot, dites ?
— Passer tout mon temps ici, faire entrer…
— Peut-être que si on en parlait à quelqu’un ? » proposa Rincevent.
Le démon renifla de plusieurs nez en même temps.
« Vous feriez ça ? demanda-t-il.
— Avec plaisir », répondit Rincevent.
Urgleflaggelah s’anima un peu, mais pas trop, au cas où. « Ça peut pas faire de tort, hein ? »
Rincevent s’arma de courage et tapota la chose sur ce qu’il espérait ardemment son dos.
« Ne vous inquiétez pas pour ça, dit-il.
— C’est très aimable à vous. »
Rincevent regarda Eric par-dessus le tas frissonnant.
« On ferait mieux d’y aller, dit-il. On ne voudrait pas être en retard à notre rendez-vous. » Il fit des signes frénétiques de la main par-dessus la tête du démon.
Eric se fendit d’un grand sourire. « Ouais, c’est ça, notre rendez-vous », répéta-t-il. Ils s’enfoncèrent dans le large couloir.
Eric se mit à glousser comme un malade.
« C’est là qu’on fonce, hein ?
— C’est là qu’on marche, répliqua Rincevent. On marche, c’est tout. L’important, c’est de garder l’air nonchalant. L’important, c’est d’attendre le bon moment. »
Il regarda Eric.
Eric le regarda.
Dans leur dos, Urgleflaggelah produisit un bruit du genre ça-y-est-je-viens-de-comprendre.
« Maintenant ? fit Eric.
— Maintenant, je crois, oui. »
Ils foncèrent.
L’Enfer ne cadrait pas avec ce que s’attendait à trouver Rincevent, même si des traces témoignaient de ce qu’il avait dû être autrefois : quelques scories dans un coin, une vilaine brûlure superficielle au plafond. Il faisait pourtant chaud, de cette chaleur qu’on obtient en faisant bouillir de l’air dans un four pendant des années.
L’Enfer, à ce qu’on prétend, c’est les autres.
Pareille idée a toujours étonné nombre de démons en activité qui ont toujours cru que l’Enfer, c’était piquer les gens avec des ustensiles pointus, les pousser dans des lacs de sang et tout à l’avenant.
Ceci parce que les démons, comme la plupart des humains, oublient de faire la distinction entre le corps et l’âme.
À vrai dire, ainsi que l’avaient remarqué plus d’un roi démon, il existe une limite à ce qu’on peut infliger à une âme avec, par exemple, des pinces à épiler portées au rouge, parce que même les âmes les plus noires et corrompues ont assez de jugeote pour comprendre que, dépourvues du corps concomitant et séparées des terminaisons nerveuses, elles n’ont guère de raisons, sinon la force de l’habitude, d’endurer des souffrances abominables. Elles ne les enduraient donc plus. Les démons continuaient tout de même de les leur infliger, car la bêtise crasse est inhérente à la fonction de démon, mais vu que personne ne souffrait, ils n’y prenaient pas beaucoup de plaisir non plus. Toutes ces simagrées étaient inutiles. Des siècles et des siècles d’inutilité.
Astfgl avait adopté, sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, une façon radicalement nouvelle d’aborder la question.
Les démons peuvent se déplacer entre les dimensions, ainsi le roi avait-il trouvé les ingrédients de base pour imaginer un équivalent très efficace du lac de sang pour l’âme. « Les humains ont beaucoup à nous apprendre, avait-il affirmé aux seigneurs démons. Oui, beaucoup à nous apprendre. C’est étonnant ce que les humains ont à nous apprendre. »
Prenez par exemple certain type d’hôtel. Il s’agit sans doute de la version britannique d’un hôtel américain, mais gérée avec ce talent propre aux Anglais pour importer des spécialités d’outre-Atlantique et les amputer de leur seul côté intéressant, si bien qu’on se retrouve avec des fast-foods lents, de la musique country-and-western européenne et, j’y arrive, l’hôtel en question.
C’est l’après-midi de fermeture des magasins. Le bar se résume à une table en lambris rose pastel coincée dans un angle, où trône un seau à glace ridicule, et il n’ouvrira pas avant des heures. Ajoutez à ça la pluie et un unique poste de télévision bloqué sur une seule chaîne, genre édition régionale qui diffuse en boucle son habituel concours de biniou koz-bombarde et de gwerz de Ker Ozen. Et il n’y a qu’un seul livre dans tout l’hôtel, oublié là par une victime précédente. Un de ces bouquins dont la couverture arbore le nom de l’auteur en relief et en lettres dorées beaucoup plus grosses que le titre, ainsi qu’une rose et une balle de pistolet, sûrement. Il manque la moitié des pages.
Et le seul cinéma de la ville propose un film en VO sous-titrée, un film suédois avec des fraises.
Et là, vous suspendez le temps, mais pas l’expérience ; vous avez alors l’impression que la peluche du tapis s’élève peu à peu pour vous envahir le cerveau et que se répand dans votre bouche un goût de vieux dentier.
Vous faites durer la sensation indéfiniment, éternellement. C’est encore plus long que d’attendre l’heure d’ouverture.
Puis vous la distillez.
Evidemment, le Disque-monde ne dispose pas de tous les articles susmentionnés, mais l’ennui est universel, et Astfgl avait réussi en Enfer un ennui d’excellente facture, de la qualité de celui qui a) vous coûte de l’argent, et b) vous tombe dessus alors que vous pourriez passer un bon moment.
Les cavernes qui s’ouvrirent devant Rincevent baignaient dans la brume et s’agrémentaient d’élégants meubles de séparation. De temps en temps, des cris d’ennuis montaient d’entre les plantes en pots, mais dans l’ensemble régnait le silence horrifiant du cerveau humain qu’on réduit de l’intérieur à du fromage à tartiner.
« Je ne comprends pas, dit Eric. Où sont les fourneaux ? Où sont les flammes ? Où sont… ajouta-t-il avec un accent d’espoir dans la voix, où sont les succubes ? »
Rincevent se pencha sur la scène la plus proche.
Un démon inconsolable, dont la plaque proclamait qu’il s’appelait Azaremoth, l’Haleine fétide de chien, et qu’il souhaitait en outre une bonne journée à qui la lisait, un démon, donc, se tenait assis sur le bord d’une fosse peu profonde où se dressait un rocher auquel un homme était enchaîné, membres écartés.
Un oiseau à l’air las était perché près de lui. Rincevent estimait que le perroquet d’Eric avait dû en baver, mais ce volatile-là était manifestement passé dans l’essoreuse de la vie. À croire qu’on lui avait d’abord arraché les plumes avant de les lui recoller sur le dos.
La curiosité l’emporta sur sa couardise coutumière.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui lui arrive, à ce gars ? »
Le démon cessa de se cogner les talons contre le bord du trou. Il ne lui vint pas à l’idée de s’interroger sur la présence du mage. S’il se trouvait là, c’est qu’il en avait le droit. Le contraire était impensable.
« J’sais pas ce qu’il a fait, répondit-il, mais quand j’ai débarqué, il était condamné à rester enchaîné à ce rocher et à s’faire boulotter le foie tous les jours par un aigle. Un grand classique, ce truc-là.
— N’a pas l’air de vouloir lui boulotter quoi que ce soit, l’aigle, fit remarquer Rincevent.
— Nan. Tout ça a changé. Maintenant, il vient tous les jours lui raconter son opération de la hernie. Maintenant, ça marche, j’vous l’garantis, dit tristement le démon, mais c’est pas ce que, moi, j’appelle de la torture. »