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Rincevent se détourna, mais non sans entrevoir fugitivement l’expression de souffrance au dernier degré sur le visage de la victime. C’était horrible.

Il y avait pire, pourtant. Dans la fosse suivante, on montrait à plusieurs personnes enchaînées et gémissantes une série d’images. Devant elles, un démon lisait un texte.

« … Ça, c’est quand on était dans le Cinquième Cercle, seulement vous pouvez pas voir où on logeait, c’était un peu plus loin sur la gauche, là, et ça, c’est le couple marrant qu’on a rencontré, vous le croiriez pas, ils venaient des Plaines glacées du Destin, ils habitent juste à côté de… » Eric se tourna vers Rincevent. « Il leur montre ses souvenirs de vacances ? » Ils haussèrent tous deux les épaules et s’éloignèrent en secouant la tête.

Ils tombèrent ensuite sur une petite colline. Au pied de la colline reposait un rocher rond. À côté du rocher était assis un homme, menottes aux poignets, l’air affligé, la tête dans les mains. Un démon vert et trapu se tenait debout près de lui, presque déformé sous le poids d’un livre énorme.

« J’en ai entendu parler, de ce gars-là, dit Eric. Il a voulu défier les dieux, un truc comme ça. Faut qu’il pousse le rocher en haut de la colline, et le rocher redescend tout le temps… » Le démon leva les yeux.

« Mais d’abord, roucoula-t-il, faut qu’il écoute les règles d’insalubrité et d’insécurité qui régissent le levage et le déplacement des gros objets. »

Le volume 93 des appendices, pour être précis. Les règles proprement dites remplissaient 1440 volumes supplémentaires. Enfin, la première partie seulement.

Rincevent avait toujours aimé l’ennui, il lui attachait une grande valeur, ne serait-ce qu’à cause de sa rareté. Il avait toujours eu l’impression que les seules circonstances dans sa vie où il n’était ni poursuivi, ni emprisonné, ni tabassé, c’était quand on le laissait tomber dans le vide, et quand bien même une longue chute engendre une certaine monotonie, on ne peut guère la qualifier d’ennuyeuse. L’unique période à laquelle il repensait avec tendresse, c’était son bref séjour comme assistant à la bibliothèque de l’Université de l’Invisible, quand il n’avait pas grand-chose d’autre à faire que lire des livres, veiller à ce que le bibliothécaire ne manque pas de bananes et l’aider à maîtriser un ouvrage particulièrement récalcitrant.

Il comprenait aujourd’hui ce qui rendait l’ennui aussi fascinant. C’était de savoir que des événements plus graves, des événements dangereusement excitants, se produisaient tout à côté et qu’on y échappait. Pour que l’ennui soit agréable, il lui faut une référence à quoi le comparer.

Alors que dans le cas présent il s’agissait d’un ennui ajouté à davantage d’ennui, s’enroulant sur lui-même pour former un marteau-pilon géant qui paralysait la moindre pensée, la moindre sensation, et réduisant sous ses coups l’éternité en un semblant de flanelle.

« C’est affreux », conclut Rincevent.

L’homme enchaîné leva une figure abattue. « À qui le dites-vous ! J’aimais bien ça, moi, rouler le rocher jusqu’en haut de la colline. On pouvait s’arrêter discuter le bout de gras, voir ce qui se passait, tester différentes prises et tout. Je faisais office d’attraction pour touristes, les gens me montraient du doigt. J’dis pas que ça m’amusait, mais ça donnait un but dans la mort.

— Et moi, je l’aidais, fit le démon d’une voix vibrant d’une indignation amère. J’donnais un coup de main, pas vrai ? J’le mettais au courant des ragots, tout ça. Je l’encourageais, comme qui dirait, quand le rocher redescendait et tout. “Hou-là, le v’là qui r’dégringole, le p’tit salopiaud”, je lui sortais, et lui : “Fait chier.” On a eu de bons moments, pas vrai ? Oui, de bons moments. » Il se moucha.

Rincevent toussa.

« Ça dépasse les bornes, reprit le démon. On était heureux dans le temps. Ça faisait de mal à personne et… on était tous dans le même bain, quoi.

— Voilà, fit l’homme enchaîné. On savait que si on se tenait à carreau, on avait une chance de sortir un jour. Je vais vous dire : maintenant, une fois par semaine, faut que j’décroche pour suivre des cours de travaux manuels.

— Ça doit être chouette », commenta Rincevent sans beaucoup de conviction.

Les yeux de l’homme s’étrécirent. « De la vannerie ? lança-t-il.

— Ça fait dix-huit millénaires que j’suis là, depuis tout diablotin, grommela le démon. Je connais mon métier, on peut l’dire. Dix-huit mille putain d’années à manier la fourche, et aujourd’hui ça. Lire un… »

Un bang supersonique rebondit en écho sur toute la longueur de l’Enfer.

« Aïe aïe aïe, fit le démon. Le voilà qui revient. M’a l’air fumasse, en plus. On a intérêt à se faire tout petits. » Effectivement, dans l’ensemble des cercles infernaux, démons et damnés gémissaient à l’unisson et retournaient à leurs petits enfers personnels.

L’enchaîné avait des sueurs froides.

« Écoute, Vizzimuth, dit-il, on pourrait pas… disons, passer sur un ou deux paragraphes…

— C’est mon boulot, répondit le démon d’une voix pitoyable. Tu sais bien qu’il vérifie, ça risque de me coûter ma place… » Il s’interrompit, fit à Rincevent une grimace attristée et tapota la silhouette sanglotante d’une griffe compatissante.

« Je vais te dire, fit-il gentiment, j’vais sauter certains alinéas. »

Rincevent prit Eric par une épaule docile.

« On ferait mieux d’y aller, souffla-t-il.

— C’est vraiment horrible, commenta Eric alors qu’ils s’éloignaient. Ça fait une mauvaise réputation aux forces du mal.

— Hum », répondit le mage. Savoir qu’il était revenu et qu’il était en rogne ne lui plaisait pas. Chaque fois que quelque chose d’assez important pour mériter des italiques se mettait en rogne dans les environs, ça lui retombait dessus.

« Toi qui en connais un bout sur le coin, dit-il, tu te souviens peut-être comment on en sort ? »

Eric se gratta la tête. « C’est plus facile quand il y a une fille, dit-il. D’après la mythologie éphébienne, il y a une fille qui descend ici tous les hivers.

— Pour se mettre au chaud ?

— L’histoire raconte, je crois, que c’est elle qui crée l’hiver, comme qui dirait.

— J’en ai connu, des femmes comme ça, répliqua Rincevent en opinant d’un air entendu.

— Je crois aussi que ce serait mieux si on avait des lyres.

— Ah. Là, ça peut sûrement s’arranger. » Rincevent réfléchit un instant. « Euh, reprit-il. Moi, j’ai un chien qu’a six pattes…

— Pas le délire. Des lyres. C’est un instrument de musique, la lyre, fit Eric d’un ton patient.

— Oh.

— Et… et… et quand on s’en va, si on regarde en arrière… Je crois qu’il y a quelque part une histoire de grenade ou… ou… ou qu’on se transforme en morceau de bois.

— Je ne regarde jamais en arrière, dit Rincevent avec fermeté. L’une des premières règles de la fuite, c’est de ne jamais regarder en arrière. »

Un rugissement s’éleva derrière eux.

« Surtout quand on entend des bruits épouvantables, poursuivit Rincevent. Sur le plan de la couardise, c’est ce qui distingue l’homme du mouton. On court droit devant soi. » Il empoigna le bas de sa robe.

Puis ils coururent, coururent, jusqu’à ce qu’une voix familière leur lance : « Holà, les gars. Montez donc. C’est incroyable les vieux amis qu’on retrouve ici. »

Et une autre voix : « Chaispasquoi ? Chaispasquoi ? »