« Où sont-ils ? »
Les seigneurs subalternes de l’Enfer tremblaient. La séance allait être terrible. Il risquait d’en sortir une circulaire.
« Ils ne peuvent pas s’être échappés, grinça Astfgl. Ils sont quelque part dans le coin. Pourquoi vous n’arrivez pas à les retrouver ? Suis-je donc entouré d’incompétents doublés d’imbéciles ?
— Monseigneur… »
Les princes démons se retournèrent.
L’intervenant était le duc Vassénégo, un des plus anciens démons. Personne ne connaissait son âge. Mais, s’il n’avait pas franchement inventé le péché originel, au moins avait-il réalisé une des premières copies. Pour ce qui était de la pure initiative et de l’esprit tortueux, il aurait même pu passer pour humain et, pour tout dire, il revêtait généralement la livrée d’un vieil homme de loi plutôt austère, doté d’un aigle perché quelque part dans son arbre généalogique.
Et tous les esprits démoniaques songeaient : Pauvre vieux Vassénégo, il a fait son temps. Ça ne va plus être une circulaire mais une déclaration de principe, avec copies dans tous les services, plus une pour les archives.
Astfgl pivota lentement, comme monté sur une platine. Il avait désormais repris son apparence de prédilection mais s’était ressaisi pour enclencher, comme qui dirait, la vitesse émotionnelle supérieure. La seule idée d’humains en vie sur son territoire le faisait vibrer de fureur comme une corde de violon. On ne pouvait pas compter sur eux. Impossible de se fier à ces gens-là. Le dernier humain vivant autorisé à descendre avait fait une publicité déplorable au royaume. Et surtout, les humains lui donnaient un sentiment d’infériorité.
À présent, toute la puissance de son courroux se focalisait sur le vieux démon.
« Vous avez une remarque à faire ? demanda-t-il.
— J’allais seulement dire, seigneur, que nous avons mené des recherches approfondies dans les huit cercles et que je suis certain…
— Silence ! Ne croyez pas que j’ignore ce qui se passe, gronda Astfgl en tournant autour de la silhouette raidie. Je vous ai vu, et puis vous, là, et vous… (son trident désigna certains des vieux seigneurs) en train de comploter dans les coins, de pousser à la rébellion ! C’est moi qui commande ici, non ? Et on m’obéira ! »
Vassénégo était tout pâle. Ses narines patriciennes s’évasaient comme des réacteurs d’avion. Tout en lui disait : Espèce de petite créature pompeuse, bien sûr que nous poussons à la rébellion, nous sommes des démons ! Moi, je rendais les princes fous quand toi, tu entraînais les chats à déposer des souris crevées sous le lit, espèce de serin borné fanatique de la paperasse ! Tout en lui le disait sauf sa bouche qui répondit calmement : « Personne ne le conteste, sire.
— Alors cherchez encore ! Quant au démon qui les a laissés entrer, qu’on l’emmène à la fosse la plus profonde et qu’on le démembre, vu ? »
Les sourcils de Vassénégo se haussèrent. « Le vieil Urgleflaggelah, sire ? Il a agi à la légère, assurément, mais c’est un loyal…
— Essayeriez-vous par hasard de me contredire ? »
Vassénégo hésita. Il avait beau trouver en son for intérieur le roi insupportable, il restait un démon, et les démons croient dur comme fer à la préséance et à la hiérarchie. Trop de jeunes démons les poussaient par en dessous pour que les grands seigneurs se livrent devant eux à une démonstration du régicide et du coup d’État, malgré toute l’envie qui les en démangeait. Vassénégo avait ses propres projets. Ce serait ridicule de tout gâcher maintenant.
« Non, sire, répliqua-t-il. Mais cela signifiera, sire, que le Portail redoutable ne sera plus…
— Exécution ! »
Le Bagage arriva devant le Portail redoutable.
Aucun mot ne peut décrire la colère qu’on ressent quand on parcourt à toutes jambes le continuum espace-temps sur presque deux fois sa longueur, et le Bagage avait déjà les nerfs en pelote au départ.
Il examina les gonds. Il examina les serrures. Il recula un peu et donna l’impression de lire le nouveau panneau au-dessus du portail.
Il n’en fut, si possible, que plus furieux, même si rien ne permettait de l’affirmer avec certitude vu qu’il passait tout son temps de l’autre côté, si l’on peut dire, de l’horizon de la malveillance.
Les portes de l’Enfer étaient anciennes. Ce n’était pas uniquement le temps ni la chaleur qui leur avaient cuit le bois jusqu’à lui donner l’aspect et la dureté d’un granit noir. La peur et le mal les avaient imprégnées. C’étaient davantage que des bouche-trous dans un mur. Elles avaient assez de jugeote pour sentir confusément ce que l’avenir leur réservait.
Elles regardèrent le Bagage reculer en piétinant dans le sable, fléchir les jambes et s’accroupir.
Les serrures cliquetèrent. Les verrous se retirèrent en vitesse. Les grandes barres sautèrent de leurs logements. Les portes s’ouvrirent toutes seules à la volée et cognèrent contre le mur.
Le Bagage se déplia. Il se redressa. Il s’avança. Il se pavanait presque. Il passa entre les gonds martyrisés et, le seuil à peine franchi, décocha au battant le plus proche un méchant coup de pied en vache.
Il y avait un grand moulin de discipline. Il n’activait rien et souffrait de roulements particulièrement grinçants. C’était une des meilleures inspirations d’Astfgl : l’engin avait pour seul but de montrer à plusieurs centaines de damnés que, s’ils avaient cru leur existence inutile, ils n’avaient encore rien vu.
« On ne peut pas rester ici éternellement, fit Rincevent. On a des trucs à faire. Comme manger.
— C’est un des avantages formidables dont on bénéficie quand on est une âme damnée, dit Ponce da Quirm. Tous les besoins corporels disparaissent. Évidemment, on hérite d’un assortiment de besoins totalement nouveaux, mais j’ai toujours conseillé de voir le bon côté des choses.
— Chaispasquoi ! lança le perroquet perché sur son épaule.
— Tiens ! fit Rincevent. Je ne savais pas que les animaux pouvaient aller en Enfer. Remarquez, je comprends pourquoi ils ont fait une exception pour une fois.
— Va t’faire foutre, le mage !
— Pourquoi ils ne nous cherchent pas ici, c’est ce que moi, je ne comprends pas, dit Eric.
— Tais-toi et marche, répondit Rincevent. Ils sont bêtes, voilà pourquoi. Pour eux, c’est inconcevable qu’on ait fait une chose pareille.
— Oui, là, ils ont raison. Pour moi aussi, c’est inconcevable qu’on ait fait ça », répliqua Eric.
Rincevent crapahuta un moment sans cesser de regarder passer à toute allure une foule de démons qui cherchaient comme des malades.
« Vous n’avez pas trouvé la fontaine de Jouvence, alors, dit-il, sentant qu’il devait faire un brin de conversation.
— Oh, si, je l’ai trouvée, répondit Ponce da Quirm avec ferveur. Une source d’eau claire en pleine jungle. Très impressionnant. J’ai bu une bonne rasade, aussi. Une bonne dose, je devrais plutôt dire.
— Et… ? fit Rincevent.
— Ç’a bien marché. Oui. Un instant, je me suis effectivement senti rajeunir.
— Mais… » Rincevent agita vaguement la main dans un mouvement qui englobait da Quirm, le moulin de discipline, les cercles imposants de l’Enfer.
« Ah, fit le vieillard. Évidemment, c’est ça le plus embêtant. J’ai beaucoup lu sur la fontaine, et il me semble que dans tous ces livres quelqu’un aurait pu mentionner le détail vraiment vital à propos de son eau, non ?
— Qui était… ?
— De la faire bouillir d’abord. Pas la peine d’en dire plus, hein ? Quel dommage, tout de même. »