Le Bagage descendit au petit trot la route en forme de grande spirale qui reliait les cercles de l’Enfer. Même dans des conditions normales, il n’aurait sans doute pas beaucoup attiré l’attention. Il détonnait plutôt moins que la plupart des résidents.
« C’est vraiment barbant, fit Eric.
— C’est fait pour, répliqua Rincevent.
— On ne devrait pas rester cachés ici, on devrait chercher un moyen de sortir !
— Ben, oui, mais il n’y en a pas.
— Té, si, il y en a un », lança une voix dans le dos de Rincevent. La voix de qui a fait un beau voyage mais n’est pas heureux pour autant.
« Lavæolus ? » fit le mage. Son ancêtre se tenait juste derrière eux.
« “Vous allez bien rentrer chez vous”, récita Lavæolus d’un ton amer. Vos propres mots. Huh. Dix ans d’épreuves. Quand ce n’était pas une chose, c’était une autre. Vous auriez pu me prévenir.
— Euh… fit Eric, on ne voulait pas modifier le cours de l’Histoire.
— Vous ne vouliez pas modifier le cours de l’Histoire », répéta lentement Lavæolus. Il baissa les yeux sur le bois du moulin de discipline. « Ah. Bon. Tout va bien, alors. Je me sens beaucoup mieux de savoir ça, peuchère. Au nom du cours de l’Histoire, je voudrais vous dire merci.
— Excusez-moi, fit Rincevent.
— Oui ?
— Vous parliez d’une autre sortie ?
— Oh, oui. Par derrière.
— Où c’est ? »
Lavæolus s’arrêta de crapahuter un instant et pointa le doigt vers l’autre côté de la dépression embrumée.
« Voyez la voûte, là-bas ? »
Rincevent regarda au loin.
« À peu près, fit-il. C’est ça, la sortie ?
— Vouais. Une longue grimpette à pic. Sais pas où ça mène, remarquez.
— Comment vous êtes au courant ? »
Lavæolus haussa les épaules. « Hé bé, j’ai demandé à un démon, répondit-il. Y a toujours une solution simple à tout, vous savez.
— Doit falloir un temps fou pour aller là-bas, fit Eric. C’est carrément de l’autre côté. Comment vous voulez qu’on y arrive ? »
Rincevent hocha la tête et poursuivit sa marche interminable d’un air morne. Au bout de quelques minutes il lança : « Vous n’avez pas l’impression qu’on va plus vite, tout d’un coup ? »
Eric se retourna.
Le Bagage était monté à bord et tentait de les rattraper.
Astfgl se tenait debout devant son miroir.
« Montre-moi ce qu’ils voient », ordonna-t-il.
Oui, maître.
Astfgl étudia un moment l’image ronronnante.
« Dis-moi ce que ça veut dire », fit-il.
Je ne suis qu’un miroir, maître. Que puis-je savoir ?
Astfgl grogna. « Et moi le seigneur des Enfers, répliqua-t-il en gesticulant avec son trident. Et je suis prêt à risquer encore sept ans de malheur. »
Le miroir réfléchit – doublement – au choix qu’on lui proposait.
Peut-être bien que j’entends des grincements, seigneur, hasarda-t-il.
« Et ? »
Je sens de la fumée.
« Pas de fumée. J’ai formellement interdit tous les feux à découvert. Un concept parfaitement désuet. Qui nous a fait du tort. »
Je sens quand même de la fumée, maître.
« Montre-moi… les Enfers. »
Le miroir fit de son mieux. Le roi tomba au bon moment pour voir le moulin de discipline, ses roulements portés au rouge, s’effondrer avec fracas de son support et dévaler, avec une lenteur trompeuse d’avalanche, le territoire des damnés.
Rincevent pendait à l’axe de poussée et regardait les échelons défiler en vrombissant à une vitesse qui aurait brûlé les semelles de ses sandales s’il avait été assez bête pour y poser les pieds. Les morts, cependant, prenaient la chose avec le calme et la bonne humeur de ceux qui savent que le pire leur est déjà arrivé. Des cris de « Faites passer la barbe à papa » fusaient ici et là. Le mage entendit Lavæolus vanter la merveilleuse traction de la roue puis expliquer à da Quirm que, si on disposait d’un véhicule capable de dérouler sa route devant lui, comme le faisait à vrai dire le Bagage, et qu’on le recouvrait d’un blindage, les guerres seraient moins sanglantes, finiraient en moitié moins de temps, et tout le monde pourrait lambiner encore davantage pour rentrer à la maison.
Le Bagage, lui, s’abstenait de tout commentaire. Il voyait son maître suspendu quelques pas plus loin et continuait de galoper. Il aurait pu se dire qu’il mettait un temps fou à le rejoindre, mais ça, c’était son problème, au temps. Ainsi donc, envoyant bouler à l’occasion une âme hurlante, cahotant, tournoyant et broyant parfois un démon malchanceux, la roue filait bon train.
Elle s’écrasa contre la falaise d’en face.
Le seigneur Vassénégo sourit.
« Voilà, dit-il, l’heure est venue. » Les autres vieux démons se jetaient des regards un brin fuyants. Ils baignaient, évidemment, jusqu’au cou dans le mal, et Astfgl n’était certainement pas l’un des leurs, ce petit péquenaud révoltant qui s’était hissé à force de flagornerie au poste… Mais… enfin, ça… il ne fallait peut-être pas pousser… « “Apprenez auprès des humains”, singea Vassénégo. Il m’a ordonné d’apprendre auprès des humains. Moi ! Quelle impudence ! Quelle arrogance ! Mais j’ai bien observé, oh, oui. J’ai appris. Ça m’a donné à réfléchir. »
L’expression de son visage était indescriptible. Même les seigneurs des cercles les plus bas, qui se glorifiaient de leur infamie, durent détourner la tête.
Le duc Drazometh le Putride leva une griffe hésitante. « Mais si jamais il se doute de quelque chose… fit-il. Je veux dire, il a un caractère de cochon. Ses notes de service… » Il frissonna.
« Mais que faisons-nous ? » Vassénégo écarta les mains dans un geste d’innocence. « Où est le mal ? Frères, je vous le demande : où est le mal ? »
Ses doigts se replièrent. Les phalanges luisaient, blanches sous la fine peau veinée de bleu, tandis qu’il passait en revue les figures dubitatives.
« À moins que vous ne préfériez une nouvelle déclaration de politique générale ? » lança-t-il.
Les mines se convulsèrent lorsque les seigneurs prirent leur décision comme une rangée de dominos qui s’effondrent. Sur certains points, même eux étaient unis. Plus de déclarations de politique générale, plus de règlements intérieurs, plus de circulaires pour stimuler le moral du personnel. C’étaient les Enfers, ici, mais il y avait une limite à tout.
Le comte Beezlemoth frotta un de ses trois nez. « Et des humains de je ne sais où auraient trouvé ça tout seuls ? fit-il. On ne leur a pas… enfin, soufflé des idées ? »
Vassénégo fit non de la tête.
« Tout est de leur cru », répondit-il fièrement, comme un brave professeur qui vient de voir un élève brillant obtenir son diplôme avec les félicitations du jury.
Le comte fixait le vide infini. « Je croyais qu’en principe c’étaient nous les affreux », fit-il d’une voix où se mêlaient la peur et le respect.
Le vieux seigneur opina. Il attendait ça depuis longtemps. Pendant que d’autres parlaient de révolution à tous crins, lui avait observé le monde des hommes, il l’avait étudié et s’était émerveillé.
Le dénommé Rincevent s’était montré très utile. Il avait réussi à occuper toute l’attention du roi. Un bon placement, ce type-là. Le triple crétin croyait toujours que c’étaient ses doigts qui accomplissaient le miracle ! Trois vœux, tu parles !