La Mort observait l’octogramme avec une expression d’intérêt poli.
« Euh… fit l’économe. Le fait est, en fait, que… euh… vous devriez être à l’intérieur.
— JE VOUS DEMANDE PARDON. »
La Mort se rendit d’un pas raide et digne au centre de la salle et regarda l’économe, l’air d’attendre.
« J’ESPÈRE QU’ON NE VA PAS REMETTRE ÇA AVEC CES HISTOIRES DE « VIL DEMON », dit-il.
— On ne vous dérange pas dans un travail important, au moins ? demanda poliment l’économe.
— MON TRAVAIL EST TOUJOURS IMPORTANT.
— Naturellement.
— POUR QUELQU’UN.
— Hum. Hum. La raison, ô vil… monsieur, qui nous a poussés à vous appeler, c’est pour la raison que…
— C’EST RINCEVENT.
— Quoi ?
— LA RAISON POUR LAQUELLE VOUS M’AVEZ INVOQUÉ. LA RÉPONSE EST : C’EST RINCEVENT.
— Mais on ne vous a pas encore posé la question !
— QUAND MÊME. LA RÉPONSE EST : C’EST RINCEVENT.
— Écoutez, ce qu’on veut savoir, c’est : d’où vient ce déferlement de… oh. »
La Mort retira avec affectation des particules invisibles du fil de sa faux.
L’archichancelier se mit une main noueuse en coupe autour de l’oreille.
« Qu’est-ce qu’il dit ? C’est qui, ce type avec le bâton ?
— C’est la Mort, archichancelier, répondit l’économe d’un ton patient.
— Hein ?
— C’est la Mort, monsieur. Vous savez bien.
— Dites-lui qu’on n’a besoin de rien », fit le vieux mage en agitant sa canne.
L’économe soupira. « Nous l’avons invoqué, archichancelier.
— Ah bon ? Qu’est-ce qui nous a pris de faire ça ? Une putain de mauvaise idée, oui. »
L’économe adressa à la Mort un sourire gêné. Il était sur le point de lui demander d’excuser l’archichancelier, vu son grand âge, mais il comprit qu’en la circonstance ce serait gaspiller sa salive en pure perte.
« On parle bien du mage Rincevent, là ? Celui avec le… (l’économe ne put réprimer un frisson) l’horrible bagage à pattes ? Mais il a disparu au moment de cette affaire du sourcelier, non[5] ?
— DANS LES DIMENSIONS DE LA BASSE-FOSSE. ET MAINTENANT IL ESSAYE DE REVENIR.
— Il peut faire ça ?
— IL FAUDRAIT UN CONCOURS DE CIRCONSTANCES EXCEPTIONNEL. UNE ALTÉRATION SOUDAINE DE LA RÉALITE.
— Ç’a peu de chances d’arriver, non ? » fit l’économe d’un ton anxieux. Les individus dont la déposition révèle qu’ils ont passé deux mois chez leur tante voient toujours d’un œil inquiet l’irruption de trouble-fêtes qui pourraient croire à tort le contraire et même, par un effet trompeur de la lumière, s’imaginer les avoir vus faire des choses dont ils étaient incapables puisqu’ils se trouvaient chez leur tante.
— UNE CHANCE SUR UN MILLION, répondit la Mort. EXACTEMENT UNE CHANCE SUR UN MILLION.
— Ah, fit l’économe, profondément soulagé. Oh là là. Quel dommage. » Il se dérida considérablement. « Évidemment, il y a tout ce bruit. Mais, malheureusement, j’espère qu’il ne survivra pas longtemps.
— C’EST EN EFFET POSSIBLE, dit la Mort d’un air narquois. MAIS VOUS N’AIMERIEZ PAS, J’EN SUIS SÛR, QUE JE PRENNE L’HABITUDE DE DONNER DES RÉPONSES DÉFINITIVES DANS CE DOMAINE.
— Non ! Non, bien sûr que non, s’empressa de l’assurer l’économe. Bon. Eh bien, merci infiniment. Pauvre type. Quel dommage, tout de même. Enfin, on n’y peut rien. Vaut peut-être mieux prendre ces choses-là avec philosophie.
— PEUT-ÊTRE, OUI.
— Et nous ne voudrions pas vous retenir plus longtemps, ajouta poliment l’économe.
— MERCI.
— Au revoir.
— À BIENTÔT. »
En vérité, le bruit cessa juste avant le petit-déjeuner. Seul le bibliothécaire s’en émut. Rincevent avait été son assistant et son ami, un ami qui s’y entendait pour éplucher une banane. Qui montrait aussi des dispositions uniques pour la fuite. Ce n’était pas, se dit l’anthropoïde, le type d’homme à se laisser facilement attraper.
Il y avait sûrement eu un concours de circonstances exceptionnel.
Ce qui était une explication autrement plus plausible.
Il y avait effectivement eu un concours de circonstances exceptionnel.
Une chance sur un million exactement avait suffi pour que quelqu’un soit aux aguets à ce moment-là, en quête des outils adéquats pour l’exécution d’un travail particulier.
Et voilà que se présentait Rincevent.
C’était presque trop facile.
Rincevent ouvrit donc les yeux. Il vit un plafond au-dessus de lui ; s’il s’agissait du plancher, alors il était dans de sales draps.
Jusque-là, ça allait.
Il tâta prudemment la surface où il était allongé. Une surface granuleuse, du bois, pour tout dire, avec des trous de pointes ici et là. Une surface de type humain.
Ses oreilles perçurent le crépitement d’un feu et un bouillonnement, source inconnue.
Son nez, s’estimant tenu à l’écart, s’empressa de faire état d’effluves de soufre.
Bon. Ça le menait où, toutes ces informations ? Sur un plancher de bois rugueux dans une pièce éclairée par un feu, où bouillonnait un liquide qui dégageait des odeurs sulfureuses. Dans l’état de rêve, d’irréalité où il se trouvait, il se sentait plutôt content de sa puissance de déduction.
Quoi d’autre ?
Ah, oui.
Il ouvrit la bouche et hurla, hurla, hurla.
Il s’en trouva un peu mieux.
Il resta encore un petit moment allongé. Du fond du tas de ses souvenirs en vrac remontèrent des réminiscences de matins au lit quand il était petit garçon, qu’il divisait désespérément le temps qui s’écoulait en unités de plus en plus réduites afin de retarder l’affreux moment de se lever et d’affronter tous les problèmes de l’existence tels que, dans le cas présent : qui suis-je, où suis-je, pourquoi suis-je ?
« Vous êtes quoi ? demanda une voix à la limite de sa conscience.
— J’y venais, justement », marmonna Rincevent.
La pièce oscilla avant de reprendre de la netteté lorsqu’il se releva sur les coudes.
« Je vous préviens, fit la voix, qui avait l’air de venir d’une table, des tas d’amulettes puissantes me protègent.
— Merveilleux, répliqua Rincevent. J’aimerais bien en dire autant. »
Des détails commencèrent à émerger du flou au compte-gouttes. Il se trouvait dans une salle longue et basse dont une cheminée gigantesque occupait une extrémité. Sur un établi qui courait tout le long d’un mur s’alignait une série d’objets en verre apparemment créés par un souffleur aviné affligé du hoquet, et dans leurs spires labyrinthiques des liquides colorés s’agitaient et bouillonnaient. Un squelette pendait à un crochet, l’air décontracté. Sur un perchoir voisin on avait cloué un oiseau empaillé. Quels que soient ses péchés commis de son vivant, la pauvre bête ne méritait pas les outrages que lui avait fait subir le taxidermiste.
Rincevent balaya le plancher du regard. Manifestement, c’était le premier balayage qu’on y effectuait depuis longtemps. Autour du mage uniquement, on avait dégagé un espace parmi des débris de verre cassé et de cornues retournées pour…
Un cercle magique.
Du boulot extrêmement minutieux, apparemment. Celui qui l’avait tracé à la craie était à l’évidence parfaitement au courant qu’il servait à diviser l’Univers en deux parties, le dedans et le dehors.
5
L’économe faisait indirectement allusion aux circonstances fâcheuses où l’Université avait bien failli causer la fin du Monde, catastrophe à laquelle seule avait permis d’échapper une série d’événements mettant en scène Rincevent, un tapis volant et une demi-brique dans une chaussette [voir Sourcellerie, même collection]. Depuis cette affaire les mages n'en menaient pas large, réaction classique chez ceux qui comprennent après coup qu'ils se sont toujours trouvés dans le mauvais camp*, et c'était étonnant de voir combien d'enseignants de haut niveau soutenaient maintenant mordicus qu'à l'époque ils étaient en congé maladie, qu'ils rendaient visite à leur tante ou qu'ils se livraient à des recherches en fredonnant à tue-tête, leur porte verrouillée, et n'avaient donc pas eu la moindre idée de ce qui se passait dehors. On avait vaguement parlé à bâtons rompus d'élever une statue à la mémoire de Rincevent, mais la curieuse alchimie qui tend à s'opérer dans ces procédures délicates l'avait vite réduite à une plaque, puis à une ligne dans la liste des combattants tombés au champ d'honneur et enfin à une proposition de blâme pour tenue incorrecte.
* C.-à-d. celui qui a perdu.