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Les derniers mots qu’entendit Rincevent, alors que le roi se faisait entraîner hors de la salle, furent : « Et pour dépouiller les documents, il me faudra… »

Puis le roi disparut à sa vue.

Les démons restants, conscients que les festivités étaient terminées pour la journée, se mirent à tourner en rond avant de refluer d’un pas de flâneur par les grandes portes. Les plus futés d’entre eux commençaient à se dire que les flammes allaient bientôt ronfler de nouveau.

Personne n’avait l’air de prêter attention aux deux vivants. Rincevent tira sur la robe d’Eric.

« C’est maintenant qu’on fonce, c’est ça ? demanda Eric.

— Qu’on marche, répondit Rincevent avec fermeté. Nonchalamment, calmement et… euh…

— Vite ?

— Faut pas t’expliquer longtemps, à toi, hein ? »

Il est capital que trois vœux bien employés apportent le bonheur au plus grand nombre, et c’est exactement ce qui se passait.

Les Tézumas étaient heureux. Malgré toute leur dévotion, le Bagage n’était pas revenu piétiner leurs ennemis, aussi avaient-ils empoisonné leurs prêtres pour tâter d’un athéisme éclairé, ce qui signifiait qu’ils pouvaient tuer autant de monde qu’ils voulaient mais n’avaient pas à se lever d’aussi bonne heure.

Les citoyens de Tsort et d’Éphèbe étaient heureux, du moins ceux qui figurent dans les drames de l’Histoire ou qui les écrivent, et c’est tout ce qui importait. Leur longue guerre avait désormais pris fin et ils pouvaient reprendre les affaires normales des nations civilisées, qui sont de préparer la suivante.

Les résidents des Enfers étaient heureux, du moins plus heureux qu’avant. Les flammes dansaient à nouveau brillamment, on infligeait à nouveau les bonnes vieilles tortures d’antan à des corps immatériels parfaitement incapables de les ressentir, et on avait fait tâter aux damnés d’un échantillon de tourment qui leur rendait désormais la souffrance facile à supporter puisqu’ils savaient de source sûre que ça pourrait être pire.

Les seigneurs démons étaient heureux.

Debout autour du miroir magique, ils dégustaient le verre de la victoire. De temps en temps, l’un d’eux se risquait à congratuler Vassénégo d’une claque dans le dos.

« Allons-nous les laisser partir, sire ? demanda un duc en examinant les silhouettes en pleine escalade dans l’image sombre du miroir.

— Oh, je pense que oui, répondit Vassénégo avec désinvolture. C’est toujours une bonne chose de laisser se répandre quelques légendes, vous savez. Pour l’écifidat… l’éfidica… pour que les autres les entendent et en prennent bonne note. Et ils ont été utiles, à leur façon. » Il plongea les yeux dans non verre en exultant en silence.

Et pourtant, et pourtant, au fond de son esprit tortueux, il crut entendre la toute petite voix qui allait prendre de l’ampleur au fil des ans, la voix qui hante tous les rois démons, partout : Attention, derrière toi…

Difficile de dire si le Bagage était heureux ou non. Il avait jusqu’à présent méchamment attaqué quatorze démons et en avait acculé trois dans leur propre fosse d’huile bouillante. Il lui faudrait bientôt suivre son maître, mais rien ne pressait.

Un des démons s’agrippa frénétiquement au bord. Le Bagage lui piétina violemment les doigts.

Le créateur d’univers était heureux. Il venait d’introduire un flocon de neige à sept côtés dans un blizzard, histoire de voir, et personne n’avait rien remarqué. Il avait à moitié envie, pour le lendemain, d’essayer de petites lettres de l’alphabet délicatement cristallisées. De la neige alphabétique. Ça risquait de faire un malheur.

Eric et Rincevent étaient heureux.

« Je vois du ciel bleu ! disait Eric. Où est-ce qu’on va déboucher, à votre avis ? ajouta-t-il. Et quand ?

— N’importe où, répondit le mage. N’importe quand. »

Il baissa les yeux sur les larges marches qu’ils gravissaient. Une innovation, ces marches : chacune était formée de grandes lettres taillées dans la pierre. Celle sur laquelle il posait le pied, par exemple, disait : J’ai voulu faire au mieux.

La suivante : J’ai cru que ça vous plairait.

Eric, lui, se tenait sur Pour le bien des enfants.

« Bizarre, non ? fit-il. Pourquoi c’est comme ça ?

— À mon avis, ce sont de bonnes intentions », répondit Rincevent. Il s’agissait du chemin de l’Enfer, et les démons sont des traditionalistes, après tout.

Et, bien qu’irrémédiablement méchants, ils ne sont pas tou jours mauvais. Ainsi Rincevent foula-t-il une dernière marche – Nous nommes des employeurs qui ne faisons pas de discrimination – avant de traverser un mur qui se cicatrisa derrière lui et de passer dans le monde.

Le président Astfgl, assis au milieu d’un rond de lumière dans son immense bureau obscur, souffla une fois de plus dans son tuyau acoustique.

« Allô ? fit-il, Allô ? »

Personne n’avait l’air de répondre.

Curieux , il saisit un de ses stylos de couleur et se retourna pour contempler la pile de travail derrière lui. Tous ces rapports à dépouiller, analyser, inventorier, évaluer avant de parvenir aux bonnes directives de gestion, de rédiger un document de principe détaillé puis, après mûre réflexion, de le rédiger à nouveau…

Il essaya une fois encore le tuyau.

« Allô ? Allô ? »

Personne à l’autre bout. Bah, pas d’inquiétude, tant à faire. Son temps était bien trop important pour qu’il le gâche.

Il enfonça les pieds dans la moquette épaisse et chaude.

Il contempla fièrement ses plantes en pots.

Il donna un petit coup à un assemblage savant de billes et de fils chromés ; les billes se mirent à osciller et à s’entrechoquer avec un dynamisme de jeune cadre.

Il dévissa le capuchon de son stylo d’une main ferme et décidée.

Il écrivit : Dans quelle branche travaillons-nous ??? Il réfléchit un petit moment, puis nota soigneusement en dessous : Nous travaillons dans la branche de la damnation !!! Et ça aussi, c’était le bonheur. En tout cas, ça y ressemblait.

FIN