Rincevent se trouvait bien entendu dedans.
« Ah, fit-il en sentant une impression familière et presque rassurante d’épouvante irrépressible l’envahir.
— Je t’adjure et te conjure contre toute entreprise agressive, ô démon de l’Enfer, lança une voix provenant, comprit alors Rincevent, de derrière la table.
— Très bien, très bien, répliqua aussitôt le mage. Ça me va. Euh… il n’y aurait pas eu une toute petite erreur sur la personne, là, des fois ?
— Vade rétro !
— D’accord ! » fit Rincevent. Il regarda autour de lui d’un œil désespéré. « Comment je fais ?
— Ne vous imaginez pas pouvoir me conduire à ma perte avec ta langue perfide, ô démon de Shamharoth, dit la table. Je suis au fait des ruses de tes pareils. Obéis à chacun de mes ordres, sinon je te renvoie dans l’enfer bouillant d’où vous êtes venu. D’où tu êtes venu, pardon. Tu es venu, voilà. Et je ne rigole pas. »
La silhouette sortit de son abri. Plutôt petite, elle disparaissait en grande partie sous une véritable collection de charmes, amulettes et talismans qui, même inefficaces contre la magie, auraient sûrement protégé leur propriétaire contre un coup d’épée donné de bon cœur. Elle portait des lunettes et un chapeau aux longs oreillons qui lui donnaient l’air d’un épagneul myope.
Elle tenait une épée d’une main tremblante. La lame était si copieusement gravée de sceaux qu’elle commençait à plier.
« L’enfer bouillant, vous avez dit ? demanda Rincevent d’une petite voix.
— Absolument. Où les cris d’angoisse et les tourments des supplices…
— Oui, oui, j’ai compris. Seulement, vous voyez, je dois vous dire, en fait, que je ne suis pas un démon. Alors, si vous vouliez bien me laisser sortir, hein ?…
— Ton apparence extérieure ne m’abuse pas, démon », lança la silhouette. D’une voix plus normale, elle ajouta : « De toute façon, les démons mentent toujours. C’est bien connu.
— Ah bon ? fit Rincevent en se raccrochant à ce semblant d’espoir. Dans ce cas, alors… je suis bien un démon.
— Ah, ah ! C’est votre propre bouche qui vous condamne !
— Écoutez, je ne suis pas forcé de supporter ça. Je ne sais pas qui vous êtes ni ce qui se passe, mais je vais boire un coup, d’accord ? »
Il voulut sortir du cercle et se pétrifia sous le coup d’une décharge tandis que des étincelles fusaient en crépitant des inscriptions runiques pour se mettre à la masse sur tout son corps.
« Tu ne peux pas… tu ne peux pas… tu ne peux pas… » L’invocateur de démons renonça. « Écoutez, vous ne pouvez pas sortir du cercle avant que je vous libère, d’accord ? Je veux dire, je ne veux pas me montrer désagréable, seulement, si je vous laisse sortir du cercle vous pourrez reprendre votre vraie forme, une forme drôlement horrifique, j’ai idée. Vade rétro ! ajouta-t-il, sentant qu’il perdait le ton de rigueur.
— Ça va. Je vade rétro. Je vade rétro, fit Rincevent en se massant le coude. Mais je ne suis quand même pas un démon.
— Comment ça se fait que vous ayez répondu à l’invocation, alors ? Vous passiez par hasard par les dimensions para-naturelles, j’imagine, hein ?
— Quelque chose dans ce goût-là, je pense. Tout est un peu flou.
— À d’autres, ça ne prend pas. » La silhouette appuya son épée contre un pupitre sur lequel reposait, ouvert, un gros livre d’où pendaient des signets. Puis elle se livra à une petite gigue endiablée.
« Ç’a marché ! fit-elle. Hé-hé ! » Elle croisa le regard horrifié de Rincevent et se ressaisit. Elle toussa d’un air gêné et s’approcha du pupitre.
« Je vous assure, je ne suis pas… commença Rincevent.
— J’ai mis la liste quelque part par là, dit la silhouette. Bon, voyons voir. Ah, oui. Je vous ordonne… – enfin, je t’ordonne, plutôt – de… ah, de m’exaucer trois vœux. Oui. Je veux la domination des royaumes du monde. Je veux rencontrer la plus belle femme de tous les temps et je veux vivre pour toujours. » Il lança au mage un regard d’encouragement.
« Tout ça ? fit Rincevent.
— Oui.
— Oh, pas de problème, ironisa Rincevent. Et après, le reste de la journée, j’aurai quartier libre, c’est ça ?
— Et je veux aussi un coffre plein d’or. Juste pour voir venir.
— Je constate que vous avez pensé à tout.
— Oui. Vade rétro !
— D’accord, d’accord. Seulement… » Rincevent réfléchissait à toute vitesse. C’est un fou, se disait-il, mais un fou avec une épée à la main ; ma seule chance, c’est de lui enlever ces idées de la tête selon sa propre logique. « … seulement, vous voyez, je ne suis pas un démon de catégorie supérieure, et pour ce genre de tâches, j’en ai peur, je ne suis pas tout à fait à la hauteur, je regrette. Vous aurez beau me lancer tous les“vade rétro ! ” que vous voulez, ça dépasse mes compétences. »
La petite silhouette le regarda de ses yeux de myope par-dessus le bord de ses lunettes.
« Je vois, dit-elle avec irritation. Vous pourriez faire quoi, alors, d’après vous ?
— Ben, euh… répondit Rincevent, j’imagine que je pourrais sortir faire des courses et vous ramener un paquet de bonbons à la menthe. »
Suivit une pause.
« Vous ne pouvez vraiment pas faire tout ça ?
— Je regrette. Écoutez, voilà ce que je propose. Vous me relâchez, et je vous promets de faire passer la consigne dès que je serai rentré à… » Rincevent hésita. Merde, ils vivaient où, les démons, au fait ? « … Démonoville, termina-t-il avec espoir.
— Vous voulez dire Pandémonium ? fit son ravisseur d’un air soupçonneux.
— Oui, voilà. C’est ce que je voulais dire. Je vais passer le mot à tous les autres : La prochaine fois que vous faites un tour dans le monde réel, n’oubliez pas d’aller voir… c’est quoi, votre nom ?
— Thursley. Eric Thursley.
— Très bien.
— Démonologue. Chemin du Fumier, Pseudopolis. À côté de la tannerie, ajouta Thursley d’un ton plein d’espoir.
— Parfait. Ne vous inquiétez pas. Maintenant, si vous voulez bien me laisser partir… »
La figure de Thursley s’allongea.
« Vous êtes vraiment sûr de ne pas savoir faire ça ? » demanda-t-il, et Rincevent ne put s’empêcher de remarquer les accents implorants dans sa voix. « Même un petit coffre d’or ferait l’affaire. Et je vais vous dire, pas besoin que ce soit la plus belle femme de tous les temps. La deuxième, ça m’irait. Ou la troisième. Tenez, prenez n’importe laquelle dans les cent… les mille premières. Ce que vous avez en stock, quoi. » À la fin de sa phrase, sa voix vibrait de désir.
Rincevent avait envie de lui dire : Écoutez, vous feriez mieux d’arrêter de bricoler avec des produits chimiques dans des chambres mal éclairées ; rasez-vous, filez chez le coiffeur, prenez un bain, disons même deux, renouvelez votre garde-robe, sortez un peu le soir, et alors… (mais soyons honnête : même lavé, rasé et inondé d’eau de toilette, Thursley ne risquait pas de gagner le moindre gros lot) et alors vous pourriez recevoir dans la figure une claque de la femme de votre choix.
Bien sûr, il n’y aurait pas de quoi sauter au plafond, mais ce serait déjà une prise de contact physique.
« Je regrette », répéta-t-il.
Thursley soupira. « La bouilloire est sur le feu, fit-il. Ça vous dit, une tasse de thé ? »
Rincevent s’avança dans un crépitement d’énergie psychique.