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« Ah, reprit Thursley d’une voix hésitante tandis que le mage se suçait les doigts. Que je vous dise. Je vais vous soumettre à une invocation de contrainte.

— Ce n’est pas la peine, je vous assure.

— Non, c’est mieux comme ça. Ça veut dire que vous pourrez vous déplacer. N’importe comment, je la gardais sous le coude, des fois que vous auriez pu aller chercher… enfin, vous comprenez, quoi… aller la chercher.

— Bon », fit Rincevent. Pendant que le démonologue marmonnait des mots du livre, le mage songeait : pieds, porte, escalier. Une bien belle combinaison.

Il trouvait que le démonologue avait quelque chose d’insolite, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. L’homme ressemblait beaucoup à ses semblables qu’il avait connus à Ankh-Morpork : tous pliés en deux, couverts de taches d’acides, les yeux comme des têtes d’épingles à cause des vapeurs chimiques. Celui-ci n’aurait pas dépareillé le lot. Il lui trouvait quand même une drôle d’allure.

« Faut que je vous avoue, dit Thursley en balayant activement une partie du cercle, vous êtes mon premier démon. Ça n’avait encore jamais marché. C’est quoi, votre nom ?

— Rincevent. »

Thursley réfléchit un instant. « Ça ne me dit rien, fit-il. Il y a un Riinjswin dans la Démonologie. Et un Winswin. Mais ils ont davantage d’ailes que vous. Vous pouvez sortir maintenant. Je dois reconnaître que c’est une matérialisation excellente. Personne ne vous prendrait pour un démon, à vous voir. Quand ils veulent avoir l’air humains, la plupart se matérialisent sous forme d’aristocrates, de rois et de princes. Cette apparence de mage miteux, c’est très malin. J’ai failli tomber dans le panneau. Dommage que vous ne puissiez rien faire de ce que je vous demande.

— Je ne vois pas pourquoi vous avez envie de vivre éternellement, dit Rincevent en se promettant en son for intérieur de faire payer à Thursley le qualificatif « miteux » dès que l’occasion se présenterait. Retrouver la jeunesse, d’accord, là je comprendrais.

— Bof. Être jeune, ça n’est pas très drôle », lâcha Thursley avant de se plaquer soudain la main sur la bouche.

Rincevent se pencha.

La cinquantaine d’années. Voilà l’élément qui manquait.

« C’est une fausse barbe ! s’exclama-t-il. Vous avez quel âge ?

— Quatre-vingt-sept ! couina Thursley.

— Je vois les crochets sur vos oreilles !

— Soixante-dix-huit, voilà ! Vade rétro !

— T’es un gamin ! »

Eric se redressa avec hauteur. « Non ! fit-il sèchement. J’ai presque quatorze ans !

— Ah-ha ! »

Le jeune garçon agita l’épée en direction de Rincevent. « De toute façon, ça n’a pas d’importance ! brailla-t-il. Les démonologues, ils peuvent avoir n’importe quel âge, vous êtes quand même mon démon et vous devez m’obéir ! »

« Eric ! lança une voix depuis un étage inférieur.

— Oui, maman ? » cria-t-il, les yeux fixés sur Rincevent. Ses lèvres formèrent silencieusement les mots : Ne dites rien, s’il vous plaît.

« Qu’est-ce que c’est, tout ce raffut là-haut ?

— Rien, maman !

— Descends te laver les mains, mon chéri, ton petit-déjeuner est prêt !

— Oui, maman. » Il regarda Rincevent d’un air penaud. « C’est ma mère, expliqua-t-il.

— Elle a une bonne paire de poumons, dis donc, fit le mage.

— Je… je ferais mieux d’y aller, alors. Vous, faut que vous restiez ici, évidemment. »

Il comprit qu’il était en train de perdre une bonne part de sa crédibilité. Il agita une nouvelle fois l’épée. « Vade rétro ! dit-il. Je t’ordonne de ne pas sortir de cette chambre !

— D’accord. Pas de problème, fit Rincevent en reluquant les fenêtres.

— Promis ? Sinon je te renvoie en enfer.

— Oh, je n’y tiens pas. File. Ne t’inquiète pas pour moi.

— Je vais laisser l’épée et mes affaires ici, dit Eric qui ôta la majeure partie de son accoutrement pour révéler un adolescent brun et mince dont la figure serait beaucoup plus avenante une fois débarrassée de son acné. Si vous y touchez, il arrivera des choses terribles.

— Loin de moi cette idée », fit Rincevent.

Dès qu’il fut seul, le mage s’approcha nonchalamment du pupitre et jeta un coup d’œil au livre. Le titre s’inscrivait en lettres rouges animées d’un tremblement impressionnant : Mallificarum Sumpta Diabolicite Occularis Singularum, le « Livre de la Domination suprême ». Il en avait entendu parler. Il en existait un exemplaire quelque part à la bibliothèque, mais les mages ne se souciaient jamais d’aller le consulter.

Le détail peut paraître étrange, car s’il est une chose contre laquelle un mage échangerait sa grand-mère, c’est bien le pouvoir. Quoique pas si étrange que ça, car tout mage assez malin pour survivre cinq minutes a la jugeote nécessaire pour comprendre que le pouvoir en puissance dans la démonologie est le fait des démons. S’en servir à des fins personnelles reviendrait à vouloir tuer des souris en leur tapant dessus avec un serpent à sonnettes.

Même les mages trouvent les démonologues bizarres ; ce sont en général des êtres pâles et furtifs qui se livrent à d’obscures besognes dans des officines sombres et donnent des poignées de main molles et moites. Rien à voir avec la bonne magie bien propre. Aucun mage digne de ce nom ne tient à se frotter aux régions démoniaques, dont les résidents ne sont qu’un ramassis de sonnés du ciboulot comme on en trouve à proximité d’un gros beffroi.

Rincevent examina le squelette de près, juste au cas où. Ledit squelette n’avait apparemment aucune envie de lui donner un coup de main.

« Il était à son chaispasquoi, là, son grand-père, fit une voix éraillée derrière lui.

— Pas très courant, comme héritage, dit Rincevent.

— Oh, ce n’est pas le sien à lui. Il l’avait déniché dans un magasin quelque part. C’est un chaispasquoi, là, un machin articulé.

— Il n’est pas très causant », dit Rincevent avant de se taire soudain, l’air songeur.

« Euh… reprit-il sans tourner la tête, à qui je parle, exactement ?

— Je suis un chaispasquoi, là. J’ai le nom au bout de la langue. Ça commence par un p. »

Rincevent se retourna lentement.

« Un perroquet ? fit-il.

— C’est ça. »

Le mage regarda la bête juchée sur son perchoir. Il aperçut un œil unique qui luisait comme un rubis. Par ailleurs, il vit surtout une peau rose et violacée parsemée de bouts de plumes ; on aurait dit une brosse à cheveux prête à cuire. Le volatile se secoua avec des mouvements d’arthritique, puis perdit lentement l’équilibre et finit par pendouiller la tête en bas.

« J’ai cru que t’étais empaillé, fit Rincevent.

— Va te faire foutre, le mage. »

Rincevent l’ignora et se glissa jusqu’à la fenêtre. Elle était petite mais donnait sur un toit en pente douce. Là, dehors, c’était la vraie vie, le vrai ciel, de vrais bâtiments. Il tendit la main pour ouvrir les volets…

Une onde de grésillements lui remonta le bras et se mit à la masse dans son cervelet.

Il s’assit par terre et se suça les doigts.

« Il te l’a bien dit, fit le perroquet en se balançant d’avant en arrière, toujours la tête en bas. Mais t’as pas voulu chaispasquoi, là. Il te tient par les chaispasquoi.

— Mais ça ne devrait marcher que sur les démons !

— Ah, répliqua le perroquet qui réussit à prendre assez d’élan pour effectuer un demi-tour et se retrouver debout sur son perchoir où il se stabilisa avec les chicots de ce qui avait jadis été des ailes. Tout ça se tient, tu vois. Si t’arrives par la porte marquée chaispasquoi, alors t’es traité comme un chaispasquoi, tu me suis ? Un démon, j’veux dire. T’es soumis aux mêmes règles et chaispasquoi. C’est pas de bol.