— Mais tu sais, toi, que je suis un mage, quand même ! »
Le perroquet poussa un cri. « Ces oiseaux-là, j’les ai vus opérer, mon vieux. Des vrais de vrai, qu’avaient l’air et la chaispasquoi. On s’en est payé quelques-uns ici, de quoi s’étrangler sur son millet. De grands chaispasquoi pleins d’écailles et de flammes, qu’ils nous ont amenés. Ç’a pris des semaines pour nettoyer la suie des murs, ajouta-t-il d’un ton approbateur. C’était à l’époque de son grand-père, évidemment. Le petit, il est pas très doué de ce côté-là. Enfin, il l’était pas jusqu’à aujourd’hui. Un garçon brillant. C’est la faute aux chaispasquoi, là, aux parents. Des nouveaux riches, vous comprenez. Commerce du vin. L’ont carrément pourri, l’ont laissé jouer avec ses vieux machins de chaispasquoi, “Oh, c’est un enfant tellement intelligent, toujours le nez dans un livre”, singea le perroquet. Jamais ils lui donnent ce qu’il faut à un chaispasquoi sensible en pleine croissance, si vous voulez savoir.
— Quoi, tu veux dire de l’amour et des conseils ? fit Rincevent.
— Je pensais à une putain de bonne chaispasquoi, là, de bonne correction », répondit le perroquet.
Rincevent prit sa tête douloureuse dans ses mains. Si c’était là ce que devaient endurer les démons, pas étonnant qu’ils ne soient jamais contents.
« Coco veut un biscuit », lança distraitement le perroquet du même ton qu’un être humain ferait « euh… » ou « comme je disais », puis il poursuivit : « Son grand-père, c’était un mordu. De ça et de ses pigeons.
— Ses pigeons, répéta Rincevent.
— L’obtenait pourtant pas de très bons résultats. Il tâtonnait, faisait ça au p’tit chaispasquoi, là.
— J’ai cru t’entendre parler d’écailles et de flammes…
— Oh, pour ça oui. Mais c’était pas ce qu’il cherchait. Il voulait invoquer un succube. »
Ça paraît impossible de ricaner quand on ne dispose que d’un bec, mais le perroquet y parvint. « C’est un démon femelle qui vient la nuit et se livre à des chaispasquoi passionnés et effrén…
— J’en ai entendu parler, le coupa Rincevent. Salement dangereux. »
Le perroquet pencha la tête de côté. « Ç’a jamais marché. Tout ce qu’il a fait apparaître, c’est un névralgeur.
— C’est quoi ?
— Un démon qui vient te flanquer la migraine. »
Les démons existent sur le Disque-monde depuis au moins aussi longtemps que les dieux, auxquels ils ressemblent beaucoup par bien des côtés. La différence est en gros la même qu’entre des terroristes et des guérilleros.
La plupart des démons occupent une dimension spacieuse proche de la réalité, traditionnellement décorée dans des tons enflammés et maintenue à une température de rôtissoire. Tout ça n’est pas vraiment indispensable, mais le démon moyen reste par-dessus tout un traditionaliste.
Au centre de la fournaise, surgissant majestueusement d’un lac de simili-lave, jouissant d’une vue imprenable sur les Huit Cercles, se dresse la cité de Pandémonium[6]. Pour l’heure elle se montrait à la hauteur de son nom.
Astfgl, le nouveau roi des démons, était furieux. Pas seulement parce que l’air conditionné était encore tombé en panne, ni parce qu’il se sentait entouré d’idiots et de comploteurs, ni même parce que personne n’arrivait encore à prononcer correctement son nom, mais aussi parce qu’il venait de recevoir de mauvaises nouvelles. Le démon tiré au sort pour les lui apporter tremblait devant son trône, la queue entre les jambes. Il avait une peur immortelle que quelque chose de merveilleux lui arrive sous peu[7].
« Il a fait quoi ? demanda Astfgl.
— Il… euh… s’est ouvert, ô seigneur. Le cercle… à Pseudopolis.
— Ah. Il est fort, ce gamin. Nous fondons de grands espoirs sur lui.
— Euh… Et après, il s’est refermé, seigneur. » Le démon, lui, ferma les yeux.
« Et qui est passé ?
— Euh… » Le démon se retourna pour regarder ses collègues tassés à l’autre bout de la salle du trône d’un kilomètre de long.
« J’ai demandé : et qui est passé ?
— À vrai dire, ô seigneur…
— Oui ?
— On ne sait pas. Quelqu’un.
— J’avais donné des ordres, il me semble : le jour où le gamin réussirait son invocation, le duc Vassénégo devait se matérialiser devant lui et lui offrir des plaisirs défendus et des délices ignorées afin de le plier à Notre volonté, non ? »
Le roi gronda. Il devait le reconnaître, l’inconvénient dans sa branche, celle du mal, c’est que les démons n’avaient rien de grands penseurs novateurs et que la pointe d’ingéniosité des hommes leur faisait fortement défaut. Et il attendait beaucoup d’Eric Thursley, dont le manque de balourdise digne d’une intelligence supérieure était un pur régal. L’Enfer avait besoin d’éléments terriblement doués et égocentriques comme ce gamin. Ils s’y entendaient autrement mieux à répandre le mal que les démons.
« Assurément, seigneur, répondit le démon. Et ça fait des années que le duc attend qu’on l’invoque là-bas, qu’il refuse toutes les autres tentations, qu’il étudie assidûment et patiemment le monde des hommes…
— Alors, où il était ?
— Euh… un besoin surnaturel, seigneur, bafouilla le démon. Il n’avait pas tourné le dos depuis deux minutes quand…
— Et quelqu’un est passé ?
— On cherche… »
À ces mots, la patience du seigneur Astfgl, laquelle avait n’importe comment l’extensibilité du mastic, sa patience, donc, lâcha d’un coup. Ça, c’était typique. Il régnait sur des sujets qui employaient le verbe « chercher » quand ils voulaient dire « s’informer ». La damnation, c’était encore trop bon pour eux.
« Dehors, chuchota-t-il. Et je veillerai à ce qu’on vous récompense comme vous le méritez…
— Ô, maître, j’implore…
— Dehors ! »
Le roi regagna d’un pas rageur ses appartements privés par les couloirs rougeoyants.
Ses prédécesseurs avaient été partisans des pattes postérieures couvertes de poils rudes et des sabots. Le seigneur Astfgl avait rejeté d’emblée tous ces attributs. Il affirmait qu’on ne risquait pas d’être pris au sérieux par ces sales bêcheurs de Dunmanifestine si on avait le derrière qui ruminait sans arrêt, aussi avait-il opté pour une cape de soie rouge, des collants cramoisis, un capuchon surmonté de deux petites cornes plutôt raffinées et un trident. L’extrémité du trident tombait à tout bout de champ mais, se disait-il, c’était le genre de tenue dans laquelle on pouvait prendre un roi démon au sérieux…
Dans la fraîcheur de ses appartements – oh, bons dieux, ou mauvais dieux, plutôt, il lui en avait fallu, du temps, pour les aménager et leur donner un semblant de civilisation, vu que ses prédécesseurs se contentaient de flemmarder et de tenter les humains, et qu’ils n’avaient jamais entendu parler du stress du cadre supérieur –, il découvrit doucement le Miroir des Ames et le regarda s’animer en tremblotant.
La surface noire et froide était entourée d’un cadre ouvragé, duquel s’échappaient et dérivaient des volutes de fumée grasse.
Votre souhait, maître ? demanda le miroir.
6
L’Enfer des démons diffère notablement des dimensions de la Basse-Fosse, ces étendues infinies et désertiques, extérieures et parallèles à l’espace et au temps. Les Choses désespérées et démentes qui les peuplent ne comprennent pas le monde mais souffrent d’un besoin maladif de lumière et de formes; elles cherchent à se réchauffer aux feux de la réalité en se regroupant autour d’elle avec le même résultat — dans l’hypothèse où elles se frayeraient un passage — qu’un océan qui chercherait à se réchauffer autour d’une bougie. Tandis que les démons appartiennent au même chaispasquoi spatiotemporel, grosso modo, que les humains, et manifestent un intérêt profond et permanent pour les affaires ordinaires des hommes. Il est intéressant de noter que les dieux du Disque ne se sont jamais beaucoup souciés de juger les âmes des morts, aussi les défunts échouent-ils en Enfer uniquement s'ils ont l'intime conviction qu'ils ne méritent pas mieux. Et ils y échappent s'ils n'en ont jamais entendu parler. D'où l'importance de tirer sur les missionnaires à vue.