« Montre-moi ce qui s’est passé au cours de la dernière heure du côté de la porte de Pseudopolis », répondit le roi qui s’installa pour la retransmission.
Au bout d’un moment il s’en fut chercher le nom « Rincevent » dans le classeur qu’il avait fait installer récemment, à la place des vieux registres lamentablement reliés en usage jusque-là ; mais il restait encore à fignoler le système, car les démons, désorientés, archivaient tous les dossiers à la lettre G comme « gens ».
Puis il s’assit pour regarder les images frémissantes et joua distraitement avec les objets sur son bureau pour se calmer les nerfs.
Tout un attirail encombrait son bureau : des calepins pourvus d’aimants pour trombones, des gadgets commodes pour ranger les stylos et ces tout petits blocs-notes qui se présentent toujours sous la forme bien pratique et à hurler de rire de statuettes affublées de slogans comme C’est vous le patron ! sans oublier des billes et des spirales chromées animées d’une espèce d’ersatz de mouvement perpétuel à la vie éphémère. Personne, à la vue de ces accessoires, n’aurait douté un instant qu’ils étaient, en toute objectivité, véritablement maudits.
« Je vois », dit le seigneur Astfgl en faisant osciller une série de billes brillantes d’un petit coup de griffe.
Il ne se rappelait aucun démon du nom de Rincevent. D’un autre côté, il y en avait des millions, de ces pauvres diables, ils grouillaient partout dans un désordre total, et il n’avait pas encore trouvé le temps d’effectuer un recensement dans les règles et de retirer de la circulation les éléments superflus. Celui-là avait apparemment moins d’appendices et davantage de voyelles dans son nom que la plupart de ses collègues. Mais c’était forcément un démon.
Vassénégo était un vieil imbécile prétentieux, un de ces démons vétérans aux sourires narquois qui le méprisaient et ne lui obéissaient qu’à contrecœur, uniquement parce que lui, le roi, avait travaillé dur pendant des millénaires pour se hisser de ses humbles origines jusqu’à sa position actuelle. Il n’aurait pas été surpris que le vieux brigand l’ait fait exprès, rien que pour le contrarier.
Bon, il faudrait qu’il voie ça ultérieurement. Il lui enverrait une note de service ou autre chose. Trop tard pour faire quoi que ce soit maintenant. Il allait lui falloir prendre personnellement cette affaire en main. Eric Thursley promettait trop pour qu’il laisse passer une occasion pareille. Lui mettre le grappin dessus, voilà qui embêterait les dieux.
Les dieux ! Ce qu’il les détestait, ceux-là ! Il les détestait encore davantage que les vieux de la vieille comme Vassénégo, encore davantage, même, que les hommes. Il avait organisé une petite soirée la semaine précédente, il avait longuement cogité dessus, il avait voulu montrer qu’il était disposé à passer l’éponge, à travailler en partenariat pour un Univers nouveau, meilleur et plus efficient. Il avait appelé ça une soirée « pour mieux se connaître ». Il avait prévu des saucisses sur des bâtonnets et tout, il avait fait de son mieux pour que ce soit réussi.
Ils ne s’étaient même pas souciés de répondre aux cartons d’invitation. Alors qu’il avait bien pris soin d’indiquer RSVP sur chacun d’eux.
« Démon ? »
Eric passa la tête par la porte.
« Votre forme, elle est comment ?
— Plutôt mauvaise, répondit Rincevent.
— Je vous ai apporté à manger. Vous mangez, n’est-ce pas ? »
Rincevent goûta. C’était un bol de céréales, de noix et de fruits secs. Il ne voyait rien à redire à tout ça. Seulement, à un moment donné au cours de la préparation, quelque chose avait infligé à ces ingrédients innocents ce qu’un million de gravités infligent à une étoile à neutrons. S’il mourait d’avoir mangé sa bolée, pas besoin de l’enterrer, suffirait de le lâcher sur n’importe quel terrain meuble.
Il parvint à l’avaler. Ça n’était pas difficile. Le plus fort aurait été d’empêcher la mixture de tomber à pic.
« Excellent », s’étrangla-t-il. Le perroquet se livra à une imitation fort réussie de maux de ventre.
« J’ai décidé de vous laisser partir, dit Eric. Ça ne rime pas à grand-chose de vous garder, hein ?
— Absolument.
— Vous n’avez vraiment aucun pouvoir ?
— Je regrette. Échec sur toute la ligne.
— Vous n’avez pas l’air très démoniaque, à bien y réfléchir, dit Eric.
— Ils ont jamais cet air-là. On peut pas leur faire confiance, à ces chaispasquoi », gloussa le perroquet. Il perdit encore l’équilibre. « Coco veut un biscuit », ajouta-t-il, la tête en bas.
Rincevent se retourna d’un bloc. « Toi, tu restes en dehors de ça, bec crochu ! »
Ils entendirent un bruit derrière eux, comme si l’Univers se raclait la gorge. Les marques à la craie du cercle magique s’illuminèrent violemment l’espace d’un instant, devinrent des traits embrasés sur les lattes éraflées, et quelque chose chuta du néant pour s’affaler lourdement sur le plancher.
Il s’agissait d’un gros coffre cerclé de métal. Il avait atterri sur son couvercle bombé. Au bout d’un moment, il se mit à se balancer énergiquement, puis déplia des centaines de petites jambes roses et se retourna au prix d’un gros effort.
Dans un frottement de pieds il fit ensuite volte-face afin de regarder le mage et le jeune garçon. Comportement d’autant plus déroutant qu’il n’avait pas d’yeux pour ce faire.
Eric réagit le premier. Il empoigna l’épée magique maison qui battit frénétiquement des ailes.
« Vous êtes bien un démon ! s’exclama-t-il. J’ai failli vous croire quand vous m’avez dit que non !
— Houiiii ! fit le perroquet.
— C’est seulement mon Bagage, expliqua Rincevent, au désespoir. C’est une sorte de… Enfin, il me suit partout, il n’a rien de démoniaque… Hum. » Il hésita. « Pas grand-chose, en tout cas, conclut-il maladroitement.
— Vade rétro !
— Oh, tu ne vas pas remettre ça… »
Le gamin jeta un coup d’œil au livre ouvert. « Je récapitule mes ordres de tout à l’heure, lança-t-il d’un ton ferme. La plus belle femme de tous les temps, la domination des royaumes du monde et vivre pour toujours. Allez, au boulot. »
Rincevent ne bougeait pas, pétrifié.
« Ben quoi, allez-y, fit Eric. Vous êtes censé disparaître dans un nuage de fumée.
— Écoute, tu crois qu’il suffit de claquer des doigts… »
Rincevent claqua des doigts.
Il y eut un nuage de fumée.
Rincevent posa sur ses doigts un long regard atterré, un peu comme on contemplerait un fusil accroché au mur depuis des décennies qui se serait soudain déchargé tout seul et aurait transformé le chat en passoire.
« Ils ne m’ont pas souvent fait ce coup-là », commenta-t-il.
Il baissa la tête.
« Aargh », lâcha-t-il et il ferma les yeux.
Le monde était préférable dans l’obscurité derrière ses paupières. S’il tapait du pied, il pourrait se persuader de sentir le plancher, donc savoir qu’il se trouvait réellement dans la chambre et que les signaux insistants de tous ses autres sens, lesquels lui disaient qu’il flottait en l’air à un bon millier de kilomètres au-dessus du Disque, n’étaient qu’un mauvais rêve dont il allait se réveiller. Il s’empressa d’oublier cette pensée. S’il dormait, il préférait rester comme ça. En rêve, on peut voler. S’il se réveillait, la chute serait longue.
Peut-être que je suis mort et que je suis vraiment un démon, songea-t-il.
Une idée intéressante.
Il rouvrit les yeux.