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« Wouah ! fit Eric, les yeux luisants. Je peux tout avoir ? »

Le gamin occupait la même position que dans la chambre. Idem pour le Bagage. Et aussi, au grand déplaisir de Rincevent, pour le perroquet. Le volatile se tenait perché en plein ciel et regardait avec curiosité le panorama cosmique en contrebas.

On aurait pu croire le Disque conçu pour qu’on le voie de l’espace ; certainement pas, Rincevent en avait la certitude, pour qu’on y vive. Mais il devait reconnaître qu’il le trouvait impressionnant.

Le soleil était sur le point de se lever sur le bord opposé et traçait une ligne de feu qui scintillait sur la moitié de la circonférence du Monde. Une aube lente et interminable commençait tout juste à se répandre sur le paysage sombre et massif.

Plus bas, éclairée d’une lumière dure dans le vide aride de l’espace, la Grande A’Tuin, la Tortue du Monde, progressait péniblement sous le poids de la Création. Elle – ou il, la question n’a jamais été vraiment tranchée – portait sur sa carapace les quatre éléphants géants qui à leur tour soutenaient avec effort le Disque proprement dit.

Il existe peut-être des manières plus efficaces de bâtir un monde. Par exemple à partir d’une boule de fer en fusion qu’on recouvrirait de couches successives de roche, comme ces gros bonbons d’autrefois. On aurait alors une planète très efficace, mais beaucoup moins plaisante à l’œil. Et puis rien n’arriverait à tenir en dessous, ça tomberait dans le vide.

« Vachement bien, dit le perroquet. Coco veut un continent.

— Qu’est-ce que c’est grand ! souffla Eric.

— Ouais », fit Rincevent, laconique.

Il sentit qu’on attendait davantage de sa part.

« Fais-y attention », ajouta-t-il.

Un doute le tenaillait au sujet de tout ça. Supposons, à titre d’hypothèse, qu’il soit un démon – et après tout ce qui lui était arrivé ces derniers temps, il voulait bien admettre qu’il était mort et n’avait rien remarqué dans la confusion[8] –, alors il ne voyait pas très bien pourquoi il lui incombait de donner le Monde. Il était à peu près certain que ledit monde avait des propriétaires de cet avis.

Il était également certain qu’un démon devait exiger une trace écrite.

« Je crois qu’il faut que tu signes avant d’en prendre possession, dit-il. Avec du sang.

— Le sang de qui ? demanda Eric.

— Le tien, je pense, répondit Rincevent. Ou du sang d’oiseau, faute de mieux. » Il jeta un regard noir éloquent au perroquet, qui grogna vers lui.

« Je n’ai pas le droit de l’essayer d’abord ?

— Quoi ?

— Ben, et s’il ne marche pas ? Je ne signe rien tant que je ne l’aurai pas vu marcher. »

Rincevent fixa le gamin. Puis il baissa les yeux sur le vaste panorama des royaumes du monde. Je me demande si j’étais comme lui à son âge, songea-t-il. Je me demande comment j’ai survécu ?

« C’est le Monde, fit-il d’un ton patient. Évidemment qu’il marche, nom des dieux. Enfin, quoi, regarde-moi ça. Ouragans, dérive des continents, cycle des pluies… tout y est. Ça tourne au poil comme une putain d’horloge. Un monde comme ça, t’en as pour toute ta vie. À condition d’en prendre soin. »

Eric examina l’objet de ces propos d’un œil critique. Il affichait la tête du gars qui sait que tous les plus beaux cadeaux de l’existence ont besoin de l’équivalent psychique de deux piles d’1,5 V pour fonctionner et que les magasins ne rouvriront qu’après les vacances.

« Faudra payer un tribut, dit-il tout net.

— Hein ?

— Les rois du Monde. Faudra qu’ils me payent un tribut.

— Tu as bien étudié la question, pas vrai ? railla Rincevent. Un tribut, c’est tout ? La lune, ça ne te dit pas, tant qu’on est en l’air ? La promotion de la semaine : un satellite gratuit avec chaque monde dominé ?

— Est-ce qu’il y a du minerai utile ?

— Du quoi ? »

Eric poussa un soupir de patience indulgente.

« Du minerai, répéta-t-il. Comme de la minette. Vous savez bien. »

Rincevent rougit. « Ce n’est pas de ton âge, je trouve, de penser à…

— Je veux dire des métaux, des trucs comme ça. Ça ne sert à rien si ce n’est qu’un tas de cailloux. »

Rincevent baissa les yeux. La toute petite lune du Disque-monde montait à cet instant par-dessus le bord opposé et répandait une lueur pâle sur l’assemblage façon puzzle des terres et des mers.

« Oh, je ne sais pas. Moi, ça m’a l’air très bien, dit-il spontanément. Écoute, il fait nuit, là. Ils pourraient peut-être te payer tribut dans la matinée ?

— Je veux mon tribut tout de suite.

— Il me semblait bien. »

Rincevent s’examina les doigts avec grande attention. Il n’avait jamais été très doué pour les claquer.

Il fit un nouvel essai.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait dans la boue jusqu’aux chevilles.

Entre autres talents, Rincevent avait surtout un don pour la fuite, don qu’il avait au fil des ans élevé au rang de véritable science pure ; de son point de vue, ce que ou vers quoi l’on fuit importe peu, du moment que l’on fuit. La fuite seule compte. Je fonce donc je suis ; plus exactement, je fonce donc je serai encore.

Mais il avait aussi des dispositions pour les langues et la géographie appliquée. Il pouvait crier « au secours » dans quatorze idiomes différents et demander pitié dans une douzaine d’autres. Il avait traversé un grand nombre de pays du Disque, certains à toute vitesse, et il avait passé les longues heures charmantes, barbantes, de son travail à la bibliothèque à potasser tout ce qu’il dénichait sur des régions exotiques et lointaines où il n’était jamais allé. Il se souvenait qu’à l’époque il se sentait drôlement soulagé de ne pas être forcé de les visiter.

Et voilà qu’aujourd’hui…La jungle l’entourait. Il ne s’agissait pas d’une jungle aérée, agréable et attrayante où des héros en peau de léopard se balancent aux arbres, mais d’une vraie jungle, une jungle sérieuse, une jungle qui se dressait comme des murs de verdure, hérissée d’épines et d’aiguillons, une jungle où chaque représentant du règne végétal s’était littéralement retroussé l’écorce pour s’atteler à la tâche ardue de dépasser en hauteur tous ses concurrents. Le sol était à peine un sol, plutôt des plantes mortes en voie de décomposition ; de l’eau dégouttait de feuille en feuille, des insectes fendaient d’un vol plaintif l’atmosphère moite, chargée de spores, et partout pesait l’affreux silence oppressé des moteurs de la photosynthèse tournant à plein régime. Pour le héros tyrolien qui aurait voulu se déplacer dans un enchevêtrement pareil au bout d’une liane, autant se lancer dans un coupe-jambon.

« Comment vous arrivez à faire ça ? demanda Eric.

— C’est sûrement un talent », répondit Rincevent.

Eric lança aux merveilles de la nature un rapide coup d’œil dédaigneux.

« Ça ne m’a pas l’air d’un royaume, se plaignit-il. Vous avez dit qu’on pouvait se transporter dans un royaume. Vous appelez ça un royaume ?

— Ce sont sans doute les forêts pluviales de Klatch, expliqua Rincevent. Elles regorgent de royaumes perdus.

— Vous voulez dire d’antiques races de princesses amazoniennes qui soumettent les prisonniers mâles à des rites reproducteurs étranges et exténuants ? fit Eric dont les lunettes commençaient à s’embuer.

— Ha, ha, lâcha Rincevent avec froideur. Quelle imagination, ce gamin !

— Des chaispasquoi, des chaispasquoi, des chaispasquoi ! brailla le perroquet.

— J’ai lu des livres là-dessus, dit Eric en fouillant la verdure des yeux. Évidemment, ces royaumes aussi sont à moi. » Il se plongea dans la contemplation de visions intérieures. « Bon d’là, fit-il avec convoitise.

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8

On avait dit à Rincevent que la mort, c'était comme passer dans une autre pièce. À une différence près. Quand on crie «Où sont mes chaussettes propres?» personne ne répond.