Pour moi c’est clair : les étals des boutiques du quartier des Marchands furent les premières chaires où s’enseigna le matérialisme particulier de Kitaï-Gorod.
Douzième lettre (carte postale)
Cette lettre est la dernière. J’ai dérangé les mots, et les voici qui me torturent. J’ai remarqué depuis bientôt un mois que mon thème est à l’étroit dans les enveloppes postales : il grandit sous ma plume, comme Moscou s’est étendue par cercles concentriques au fil de l’histoire.
J’ai dû me munir de gros cahiers : deux sont déjà complètement remplis. Ce travail engloutit presque tout mon temps et, surtout, toute mon énergie.
Eh bien, finissons-en. Ne m’en veuillez pas : j’ai toujours été ainsi.
Treizième lettre
Cher ami ! Vous m’avez fait une belle surprise ! Je travaillais – et soudain arrive une lettre : l’écriture est de vous, la signature est la vôtre, mais le reste vous est étrangement étranger.
Vous m’informez tout tranquillement que la totalité de mes douze lettres, dactylographiées par vous, a reçu une nouvelle destination : suit l’adresse exacte de l’une des rédactions de Moscou. J’étais plus qu’indigné : cela, venant de vous.
Il fallait faire vite. Sans perdre une seconde, je me précipitai au journal pour reprendre immédiatement mes lettres. J’étais sans doute bouleversé et, lorsque je pris le boulevard, mon cœur se mit à battre si fort (vous savez qu’il me joue des tours) que je dus m’asseoir sur un banc.
Des passants tranquilles passaient tranquillement devant moi. L’air affairé, des enfants creusaient le sable d’automne presque gelé. Mon émoi disparut. Mes pensée prenaient une autre route. Je m’abandonnai à leur cours.
Elles commencèrent par me dire : qu’est-ce qu’on t’a pris, au fond ? Rien, des miettes. L’essentiel est ailleurs, dans tes cahiers.
Et puis, ceux de la rédaction, qui se mêlent de mettre en forme les pensées d’autrui, ont leur propre « tasteur » : de toute façon, dans tes lignes échevelées, ils ne trouveront rien qui leur soit familier, rien de moscovite ; quant aux pensées arrivées avec un nouvel arrivé, ils s’en soucient comme d’une guigne : ils passeront à côté, comme tant d’autres.
Et les pensées ajoutèrent : tu as déjà trente-sept ans, c’est presque la vieillesse. Eh bien, pourquoi pas, si cela te dit de continuer à vivre comme par le passé – sans un mot, les dents serrées… pourquoi pas ? Mais rappelle-toi que bientôt tu n’auras plus rien à serrer.
Les pensées partirent. Je restai seul sur le boulevard transi par l’automne. Le soir tombait. Longtemps je demeurai ainsi.
Mais elles revinrent : il est temps, il est grand temps de devenir un tant soit peu moscovite. Ici, les mots de tous sont ouverts à tous vents. Alors, à toi ! Ou bien… aurais-tu peur des yeux de Regardante ?
Je me levai et partis lentement, non pas chercher mes lettres – mais loin d’elles – chez moi.
Et me voici à vous écrire.
Practica : puisque vous avez monté toute cette histoire avec vos lettres (ou bien les miennes – je ne m’y retrouve plus), à vous de la conclure. Je ne vous demande qu’une chose : supprimez le nom et les dates.
Après tout, c’est aussi bien ainsi : dès lors qu’ils se sont détachés de la plume, que les mots aillent leur chemin d’orphelins sans feu ni lieu – ils suivront leur destin. Et s’ils ont dû faire un détour de cent verstes pour aller de Moscou à Moscou, cela non plus n’est pas dénué de sens : eux et moi, nous sommes des provinciaux tout nouvellement arrivés.
Et voici qu’une autre histoire me revient à l’esprit : le professeur de philosophie Iourkévitch, vieil habitant de Moscou, se promenait un jour avec son assistant Soloviev dans l’entrelacs des ruelles moscovites. Frappant sentencieusement le trottoir de sa canne noueuse, le vieux professeur dit : « Mon jeune ami, ne croyez pas Kant pour qui le bâton est une chose en soi. Non ! Le bâton, c’est une chose pour les autres. »
Au fond, il avait peut-être raison. Et moi, ne devrais-je pas me débarrasser demain matin de mon Kant au marché de Soukharevka ? Croyez-vous qu’on me l’achètera ?
Le destinataire des lettres ci-dessus, vivant loin de Moscou, m’a prié de bien vouloir me charger de leur publication.
En communiquant à mon correspondant l’adresse de la revue qui avait accepté d’inclure Estampillé Moscou dans son calendrier, je lui ai demandé à mon tour quelques renseignements sur l’auteur et sur la ville qu’il habitait avant de faire sienne Moscou.
Pour toute réponse, le destinataire ma envoyé la treizième lettre qui semblait conclure la correspondance, sans commentaire ni explication.
C’est pourquoi la question de savoir si l’homme qui a inventé cette curieuse répartition de l’humanité en « cherchant-ceci » et « cherchant-cela » appartient à la première ou à la seconde catégorie, reste au moins pour moi sans réponse.
S. Krzyzanowski, 1925.
Les enseignes de Moscou
1
Moscou est vaste et ses trottoirs étroits, et c’est pourquoi la ville s’empêtre : coudes s’accrochant aux coudes, serviettes cognant ballots et paniers… Pourtant, les trottoirs bondés sont d’ordinaire muets. La chaussée pavée gronde et résonne, tandis que sur les bas-côtés, on s’entasse et on se tait : les mots sont bouclés dans les serviettes, pliés en quatre dans les kiosques, enfouis sous les casquettes et les bonnets. Mais pour peu que le regard s’élève de trente degrés… voilà que les mots resurgissent.
Sur le fer bariolé des enseignes, s’affichent la pensée quotidienne, les mots de tous les jours, les phrases ordinaires, bref, tout ce qui se dissimule sous le double couvercle du crâne et du bonnet, en bas, au-dedans des passants affairés qui se pressent en silence :
Tout pour l’enfant (et pour beaucoup de ceux qui sont là, en bas) ;
Un intérieur bien entretenu ;
Coiffeur pour amateurs du travail bien fait (que le regard s’abaisse de trente degrés et il repérera aussitôt lesdits amateurs, chaque jour plus nombreux).
Brasseries : Au rendez-vous du bon causeur ; L’Avance ; Aux deux amis18 ; L’Atelier (au marché Smolenski) ; À la lune ; La Planète.
Au-dessus des piétons pressés, s’arrondissent des cadrans peints dont les aiguilles s’animent à chaque minute. Et cette minute en bas se fiche dans les cerveaux et pousse en avant la foule des passants sur le ruban des trottoirs. Si vos yeux vont fouiller le lexique bien particulier qui suspend ses pages métalliques au-dessus de l’agitation des rues, vous ne pourrez échapper au regard fixe et perçant des gigantesques prunelles peintes dans l’ovale de verre bleu sur l’enseigne de l’opticien. Et si vous vous dégagez de la cohue pour gagner la chaussée et examiner plus longuement et plus attentivement ces yeux arrachés à l’homme et accrochés dans le vide, vous vous apercevrez bientôt que leur expression est celle de la ville tout entière et qu’on la retrouve sous toutes les visières et sous tous les chapeaux.