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La Révolution a trop accéléré le rythme de Moscou pour que les mots et les dessins serrés sur les aplats des enseignes puissent suivre tout ce qui se passe sur l’immense surface plane de la ville et ses trente-cinq verstes d’étendue. La technique même de la fabrication de l’enseigne, le coût élevé des matériaux et du travail qu’elle requiert, la nécessité de la repeindre régulièrement (ici, les intempéries jouent leur rôle), voire de la démonter pour la transformer ou en changer le cadre métallique (là, le poids entre en jeu), font qu’à l’évidence l’enseigne prend du retard sur la course du temps : elle n’est, bien sûr, pas vouée à l’histoire mais au quotidien, aussi lent, aussi inerte et aussi résistant qu’elle.

C’est l’affiche qui, d’ordinaire, est au service de l’histoire : nerveuse et fine avec sa peau de papier, elle se multiplie aisément et change du jour au lendemain couleurs, caractères et dimensions. Le slogan révolutionnaire, qui cherche à se faire affiche et sait agrandir ses lettres et aviver ses couleurs jusqu’à rivaliser avec la dimension et l’éclat des textes des enseignes, a sans aucun doute influencé la nouvelle enseigne de Moscou, celle de la période de la NEP. À côté des lourds cadres aux mots énormes et métalliques qui ont conservé les iat et les i de l’ancienne orthographe, l’affiche a appris aux lettres à alléger leur corps pour s’élever, flotter au besoin à la hauteur des toits ou se poser sur d’immenses banderoles coupant la faille des rues. Il n’y a pas très longtemps que les « affiches commerciales » qui, sur les panneaux cylindriques, cherchent à attirer les clients dans les magasins, sont apparues à côté des affiches de théâtre. Même la Révolution, lorsqu’elle livre son lexique purement technique au métal des enseignes, se borne à compléter la collection d’anachronismes de cet immense musée ouvert à tous et à toute heure qu’est le lacis des rues de Moscou. Par exemple :

Chauffe-eau soviétique N°1 (marché Khitrov) ou encore Vente ouverte à tous les citoyens (formule courante dans les années 1921-1922, et que l’on trouve encore aujourd’hui, quoique rarement).

D’après la théorie d’Einstein, on peut imprimer à une masse une vitesse qui croît proportionnellement à ladite masse, jusqu’à la destruction complète de celle-ci. L’accélération que la Révolution a imprimé au quotidien a détruit ce quotidien. Les mots ont déserté la surface immobile des enseignes au-dessus des rues pour courir le long de ces mêmes rues. Les gens qui marchaient en silence sur les trottoirs en ont franchi la bordure et se sont soudain mis à parler ; les enseignes qui parlaient à la place des gens se sont soudain tues pour se retirer en deçà de cette bordure, dans l’hier.

Comme je traversais, au milieu de l’année 1917, une misérable petite ville du sud, je vis un Café Max dont les belles lettres d’or étaient complétées d’un étrange gribouillis à la craie qui descendait en escalier : imaliste (Max-imaliste).

Les craintives pattes de mouche d’imaliste glissèrent des planchettes de bois sur des plaques de fer-blanc dissimulées sous les porches ou derrière les portes cochères, allèrent maculer d’une encre délavée de minuscules feuilles de papier quadrillé, créant ainsi le style particulier de l’enseigne illégale qui vante sa marchandise tout en la cachant. En 1921 encore, on pouvait voir en prenant la longue courbe de la rue Lente19 des affichettes qui proposaient le « Deuil en 24 heures ». Il n’y avait jamais de noms et les adresses étaient souvent imprécises ou illisibles. Après le communisme de guerre, quand l’ancienne pratique économique fut remplacée par la nouvelle et que les choses, les marchandises et la vie elle-même vinrent reprendre leur place en dessous de leurs enseignes, un certain désaccord entre les unes et les autres apparut : sous l’inscription Fleurs Fraiches, la pointe d’une chaussure louchait vers le talon d’une botte ; dans le quartier de Nikolaï-Chtchipovski, derrière les énormes lettres solidement rivées à la pierre : Appartements meublés à prix modique, on avait installé une maison d’arrêt.

Surgissant ça et là par touches, le nouveau de jour en jour prenait des forces et entamait sa lutte acharnée contre l’ancien partout, y compris sur le terrain des enseignes. Mais l’ancien s’entêtait à s’échapper des tombes qu’on lui creusait et refusait obstinément de s’étendre sous la pelle. Sur des rectangles bleu foncé, à l’intérieur du mot CUVE qui résonnait aussi tristement que le cri d’un oiseau des marais, s’était glissé un V, comme un timide début de VIE. Derrière les vitres des salons de coiffure, encore sales et rapiécées avec du contre-plaqué, étaient installés des carrés blancs : Soins des ongles et Gaufrage des cheveux ; sur une des vitrines de la rue Kouznetski, des lettres blanches, souples et soigneusement dessinées indiquaient :

Café : (intimité).

Les courbes douces des parenthèses cherchaient à se réunir discrètement et tendrement.

Dans les vitrines des magasins, on proposait des abat-jour, des préservatifs Isis, des matelas de crin et des bureaux en chêne vieilli. Mais, enfoncé tantôt ici, tantôt là, le front de la vie nouvelle se reconstituait et reprenait l’offensive, partout, et jusque sur la surface des enseignes. Des deux côtés de la voûte d’entrée de l’ancien monastère de Saint-Jean-Chrysostome, s’accrochaient deux petites chapelles où l’on vendait avant des images pieuses et des cierges. On voit aujourd’hui, à gauche de l’entrée, l’ancienne inscription Chapelle et, à droite, une nouvelle enseigne : Beurre et œufs. En 1921-22, dans la toute petite rue Paresseuse désignée par ses deux plaques « Lénivka » « Lénivka », deux enseignes se faisaient face : Coopérative La Fourmilière et, à l’angle de la rue Lébiaji, Confiserie Le Travail. Aujourd’hui encore, on peut lire sur l’enseigne accrochée à l’extrémité de la rue Boutyrskaïa l’histoire de l’année de misère, « l’année nue », où les gens vécurent dans l’indigence et la gêne, et les lettres aussi : il semblerait qu’on eût vendu là du foin comprimé en bottes ; puis les cubes verts de foin ont dû se pousser pour faire place à de pauvres cercueils de bois blanc. Sur l’enseigne, c’était pareil : à droite, tout au bout, les lettres serrées Vente de foin, et, à gauche, quelques caractères noirs entassés : Cercueils.

Au cours de la deuxième année de la NEP, se multipliant d’heure en heure, de gigantesques écrevisses d’un rouge triomphant se mirent à grouiller dans les devantures ; elles remuaient, pliaient servilement la carapace, sortaient d’un air menaçant leurs pinces des manches élégantes des laquais. La lutte se diversifiait et s’intensifiait : hier contre demain, en arrière contre en avant, putréfié contre moderne. Ça et là au-dessus de la ville, apparaissaient de nouveaux noms revêtus de caractères nouveaux. Comme nous l’avons déjà dit, la nouvelle enseigne est en quelque sorte plus légère et plus lapidaire que l’ancienne. La possibilité même de remplacer les mots par leurs initiales réduit considérablement la surface devant supporter les lettres. Simples assemblages de sons, les mots ainsi formés comme gdouw, ongl, tsit20, etc., peuvent facilement se décomposer en deux ou plusieurs groupes de lettres, disposés par exemple en forme d’étoile ou de marteau croisé avec la faucille : les possibilités de composition s’en trouvent notablement élargies.