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Il saute aux yeux que la vie nouvelle préfère la verticale à l’horizontale : l’enseigne électrique du Mosselprom21, avec ses lettres écarlates qui courent le long de l’arête de l’immeuble tout juste achevé à l’angle des rues Kalachny et Maly-Kislovski, exprime cette tendance de la façon la plus complète et la plus nette.

Qu’elle soit ancienne ou nouvelle, la vie est toujours une immense complication, un inextricable réseau de nœuds, et j’aurais eu besoin de trop de place, ne fût-ce que pour énumérer les différents signes du quotidien tels qu’ils s’inscrivent sur les feuilles métalliques des enseignes.

Ainsi, dans les brasseries et les débits de thé des faubourgs, le châssis dormant, c’est-à-dire la partie supérieure de la fenêtre divisée en plusieurs carrés par des montants de bois, sert habituellement de support à l’enseigne. Chaque carré peut contenir une lettre, de sorte que le nombre des carreaux détermine la longueur du mot. S’il y en a cinq, on peut écrire bière ; s’il n’y en a que trois, on inscrira thé.

Et il est notoire que, dans les buvettes, ce sont les vitres qui ont la vie la plus courte, les vitriers sont obligés de remplacer régulièrement tel ou tel carreau. Mais pour une seule lettre à refaire, ça ne vaut pas la peine de faire venir un peintre d’enseignes et un regard attentif, s’il observe systématiquement les faubourgs, découvrira ce processus particulier de dé-lettre-ment progressif des mots peints sur les châssis : thé se transforme soudain en hé, bière en bire, puis finalement en ire.

Une observation prolongée montre que la juxtaposition à première vue fortuite de tel ou tel panneau de métal peint est régie par une sorte de régularité, un principe de répétition obscurément présent : point n’est besoin, par exemple, de courir au bout de la rue Boutyrskaïa pour trouver une association d’images comme celle du foin et du cercueil, de la nourriture et de la mort. Tout près, à Krasnaïa Presnia, on voit une autre illustration de ce principe : deux enseignes cherchent à se rejoindre de part et d’autre d’une étroite porte rouge…

À gauche du porche :

Atelier de cercueils

à droite :

Cantine Vénus

À déconseiller aux étourdis !

Quelque chose m’attire dans les silhouettes et les visages du peuple des enseignes surmontant les magasins de fourrure ou les vitrines des ateliers de couture : leurs corps sans défense ont été enfilés dans des pelisses ou des jupons et ne sauraient bouger sans rompre la symétrie des plis soigneusement ajustés ; leurs yeux méticuleusement dessinés ne pourront jamais se croiser, l’axe de leurs regards fuit en lignes parallèles vers l’infini. Peut-être est-ce pour cela que leurs visages crayeux semblent toujours perplexes et un peu effrayés.

Il m’est arrivé – c’était avant la guerre – d’assister à une curieuse scène : un petit soldat tout embarrassé venait d’entrer chez un photographe des faubourgs et sortait de sa capote un paquet de photos qui le représentaient.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? J’appartiens au 132e. Et voilà qu’ici, le soldat pointa l’index sur une photo, c’est le numéro 133 qu’on voit sur mes épaulettes. C’est pas normal !

De tout l’écheveau d’explications sans queue ni tête, je n’avais déduit qu’une seule chose : dans cette échoppe bon marché où l’on photographiait les soldats en masse les dimanches de permission, on disposait pour tous d’un cliché du corps déjà prêt, auquel le déclic de l’appareil n’ajoutait que la tête. Cela revenait moins cher. Il n’y avait guère de clients assez tatillons pour scruter d’un œil suspicieux les chiffres à peine visibles des épaulettes. Sans aucun doute, le photographe avait découvert le principe essentiel du quotidien : sa pratique et son dogme veulent que l’individuel, tout ce qui distingue un moi d’un autre, soit simplement ajouté et ajusté à des modèles figés, déjà prêts et valables pour tous : même forme pour les chapeaux, ou même forme pour les chaussures. Et, dans leur immense majorité, les enseignes qui ont assimilé cette caractéristique en cernent plus sûrement et plus fidèlement l’essence par le pinceau de leurs artisans que l’art par celui de ses peintres. Les tableaux suspendus dans les galeries toujours ouvertes des rues se contentent du quotidien.

3

La mission purement pratique de l’enseigne qui exhibe ses lettres et ses signes, c’est d’investir la rue, de faire entrer par la porte au-dessus de laquelle elle se trouve le plus grand nombre possible de promeneurs solvables.

L’enseigne cherche à attirer un maximum de regards en un minimum de temps. Il lui faut par conséquent étendre le plus possible son rayon visuel d’action tout en gagnant du temps, autrement dit, frapper immédiatement la conscience, en un éclair passer dans le cerveau des passants avant qu’ils ne la dépassent.

Donc, pour conquérir l’espace, les lettres peintes sur le métal se font gigantesques et s’habillent de couleurs vives ou même aveuglantes. Le fond obéit presque toujours à la loi du contraste : noir pour des lettres dorées, bleu pour des blanches, blanc pour des rouges.

Dans la mesure où l’œil suit la direction de la rue, l’enseigne a intérêt à présenter ses lettres et ses dessins perpendiculairement à ce mouvement : on les voit de plus loin que celles qui restent parallèles à la rue (une exception : les enseignes peintes sur les tramways, puisque ce sont elles qui bougent). Mais l’enseigne, par nature lourde et statique (comme l’est le quotidien), a peur de se détacher des murs, et seuls les petits cadrans assez légers des horlogers et les ovales bleus surplombant les vitrines des opticiens créent la tradition spécifique de l’enseigne-barrage qui fait obstacle à l’axe visuel partant de l’œil des passants et suivant la ligne des rues.

Dans un pays où soixante-dix pour cent des habitants sont analphabètes, l’enseigne, en quête d’un maximum de regards, ne peut se contenter de lettres : à côté des mots, on trouvera presque toujours des dessins. Mais, sur la surface relativement restreinte de l’enseigne qui cherche avant tout à grossir ses caractères alors qu’elle est elle-même cernée de toutes parts par d’autres rectangles de métal, dessins et lettres sont toujours à l’étroit et tentent de s’entremêler pour former des idéogrammes. Il me semble que certains hiéroglyphes égyptiens, à la fois mots et images, pourraient aujourd’hui encore trouver place sur n’importe quelle enseigne de Moscou. Il m’est un jour arrivé de voir, dans les faubourgs, une enseigne aujourd’hui détruite qui ne présentait que les neufs lettres du nom du propriétaire : Grigoriev. Mais, telle un embauchoir, la lettre G était chaussée d’une botte noire qui la moulait étroitement : Grigoriev. Nul besoin de commentaire !

Rue Dolgorouki, on trouve la petite enseigne d’un menuisier qui a profité du fait que des tenailles ouvertes forment un X et qu’un marteau posé verticalement ressemble à un L ou un T selon la forme de sa tête, pour donner son nom en même temps qu’une représentation de ses outils.

D’année en année, le mouvement qui entraîne les gens devant les signes tracés sur les enseignes accélère son rythme : les regards qui cheminaient jadis à l’allure lente des calèches filent à présent dans des automobiles et des tramways. Quels que soient l’éclat et la netteté avec lesquels ils se présentent sur l’enseigne, des mots longs et compliqués n’ont tout simplement pas le temps d’être perçus. D’où le laconisme de plus en plus marqué du texte de l’enseigne et le remplacement de la lettre par l’image. Une botte dorée gagne près d’un tiers de seconde sur le mot botte lorsqu’elle s’offre au regard. Vu la vitesse mécanique qui s’est emparée de la rue aujourd’hui, c’est d’une importance décisive.