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Mais quand l’enseigne et ses signes sont enfin parvenus à capter le regard, puis à intégrer la perception d’un individu, que les roues emportent toujours plus loin, pour le transformer en client, il leur faut encore prendre possession non seulement de cette perception, mais aussi de la mémoire : c’est elle qui le ramènera ensuite précisément vers cette porte-là, surmontée de cette enseigne-là. Le premier tournant, le premier carrefour arrachera le regard aux enseignes entraperçues et lui offrira tout un amoncellement de nouveaux rectangles de métal. Seule l’enseigne bien conçue du point de vue mnémotechnique saura soutenir la lutte avec ses concurrentes. Quant aux lettres et aux signes qui cherchent à racoler sans tenir compte du processus de mémorisation… quelle que soit la violence de leurs couleurs, ils investiront sans doute la pupille des passants, mais pour l’abandonner aussitôt.

Je commencerai par le plus simple : un petit commerçant des faubourgs griffonne avec un morceau de charbon de grandes lettres tremblées : cHarBonàVenDre. Peut-être compte-t-il, de façon quasi inconsciente, sur la double association matière/forme ? En tout cas, le simple fait d’écrire charbon avec un bout de charbon lui permet largement d’en profiter.

Les coïncidences ont aussi leur mot à dire : prenez l’enseigne sur le boulevard Nikitski…

Atelier de chaussures

N. Dussoulier

Cas moins typique : Chez les frères cousin. La cadence de la phrase accentue encore le contraste et rend cette association facile à mémoriser. Cependant, l’enseigne ne table évidemment pas sur le hasard et les bizarreries des coïncidences, elle cherche à les créer elle-même. Mais je me propose de traiter ailleurs, dans un autre article, ce que j’appelle la stylistique de l’enseigne. Je me bornerai ici à évoquer les procédés d’une certaine lyrique sur métal, née du désir de se frayer un chemin jusque dans la mémoire des passants.

Sur l’Arbat :

Salon de coiffure

Venez et entrez donc,

Nous vous attendons.

Dans une petite rue du côté de la Moscova :

Réparation de montres :

Je me méfie des horlogers de métier,

C’est moi qui sais tout arranger.

L’ancienne tradition, aujourd’hui encore en vigueur, qui veut que l’on peigne les enseignes des brasseries et des gargotes en deux couleurs, le vert et le jaune (utilisant parfois le dégradé pour passer de l’une à l’autre) est, selon toute vraisemblance, due à l’association suivante : les deux couleurs des lettres rappellent le jaune de la bière et le vert des bouteilles. Les signes se combinent, puisque l’image de l’enseigne appelle celle de la boisson, quod erat demonstrandum.

Innombrables sont les procédés mnémotechniques grâce auxquels les mots et les images, qui rivalisent et racolent à qui mieux mieux, se gravent dans les esprits. Je choisirai l’un des plus courants d’entre eux : la représentation par hyperbole. Si l’enseigne présente son objet en l’associant à d’autres qui lui sont étroitement liés (quel que soit leur degré de subordination), elle doit toujours mettre en avant cet objet au détriment des autres. Un marchand de chaussures qui procède par simple association donnera sur son enseigne à ses sandales les dimensions d’une barque ; un marchand de boissons embouteillées aura tendance à dessiner à côté des bouteilles de petits bonshommes de la même taille, de sorte que les cannettes grossiront comme dans un conte de fée – hyperbole qui excitera d’autant plus l’imagination des assoiffés.

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L’une des petites enseignes de l’Arbat commence par ces mots : N’oubliez pas... Si elle veut s’ancrer dans la mémoire, l’enseigne doit nécessairement être expressive. Et ce sont les éléments artistiques qui permettent d’atteindre cette expressivité avec le moins de difficultés. En effet, il suffit de parcourir des yeux les alignements ininterrompus des enseignes au long des rues pour constater qu’une certaine tradition artistique ne leur est pas étrangère. L’utilisation de caractères bien dessinés et très expressifs, la netteté du contraste entre la lettre et le fond (c’est-à-dire le champ de l’enseigne), la composition à la fois assurée et gracieuse, l’habileté avec laquelle les traits noirs des aiguilles divisent la surface d’un cadran peint, le style propre de l’ornementation qui, dans le cas de l’association des sept samovars d’or et d’argent surmontant l’entrée de l’atelier Souchkine (rue Smolenskaïa), confine à la virtuosité – tout cela prouve que les enseignes de Moscou sont le fruit d’une technique extrêmement complexe qui, d’époque en époque, a réuni l’artisan et l’artiste, le savoir-faire et l’art.

Je me bornerai ici à traiter des problèmes essentiels (si l’on peut oser un terme aussi grave) de la composition artistique de l’enseigne.

Les voici : a. l’espace ; b. l’ornementation de l’enseigne ; c. la nature morte ; d. le genre et le paysage ; e. le portrait des salons de coiffure ; f. la symbolique de l’enseigne.

a. Dans la plupart des cas, l’espace de l’enseigne est à deux dimensions, il ne connaît pas la perspective. Certaines d’entre elles – une plaque métallique, par exemple, représentant un cadran incliné dont la taille des chiffres augmente puis diminue – présentent une sorte de double perspective (Arbat) ; l’espace n’est plus alors qu’un procédé de composition.

Mais lorsque l’enseigne passe de deux à trois dimensions, elle n’éloigne pas ses lettres et ses dessins de l’œil mais, au contraire, les fait avancer à sa rencontre. Si un tableau fait reculer son point de fuite à l’intérieur de la toile, le métal de l’enseigne projette son espace vers l’extérieur, comme pour l’inscrire dans l’espace de la rue. Les lettres de l’enseigne n’enfoncent jamais leur dessin noir et or dans le métal, mais le propulsent presque toujours vers la rue. Les craquelins qui formaient au départ des hauts-reliefs sur le fond noir surplombant les vitrines des boulangeries se sont précipités vers la rue et laissent désormais pendre leur silhouette en huit dorée au bout de tiges métalliques surgies de l’enseigne. Et personne ne s’étonnera si, définitivement arrachées au métal, appartenant désormais à l’espace de la rue qui les attire, les immenses lettres se mettent à rouler en voiture ou à marcher sur le dos des hommes-sandwichs. Car la perspective des tableaux qui surmontent les vitrines fonctionne à l’envers : non pas vers l’intérieur, mais vers l’extérieur.

b. La surface exiguë de l’enseigne, prise le plus souvent entre les autres textes et images de la rue qui rivalisent avec elle, oblige à une extrême économie de moyens et à un calcul précis de son effet visuel. Et pourtant, l’enseigne se permet souvent de répéter rythmiquement ses lettres et dessins, autrement dit son ornementation. Les samovars de Souchkine (voir plus haut), la rangée de cadrans blancs et solennels disposée à la verticale de l’entrée de l’horlogerie en haut de la rue Petrovka, et bien d’autres enseignes en fournissent la preuve. L’efficacité strictement commerciale de l’ornement tient au fait que la répétition rythmique de l’objet qu’il contient à titre de motif crée l’impression d’une quantité quasi inépuisable. Ainsi, la répétition purement artistique de ces ornements se multipliant produit une sensation de série infinie et coïncide précisément avec le besoin du marchand de donner l’impression qu’il dispose d’une réserve inépuisable des objets représentés sur l’enseigne.