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C’est dans ce même but que le peintre et le marchand ont inventé un type particulier de décoration de l’enseigne que l’on pourrait appeler ornement progressif ou répétition graduelle. Ainsi représente-t-on souvent en devanture des quincailleries des casseroles de même forme mais de tailles différentes qui, empilées, le manche pointant sur le côté, dessinent une progression picturale spécifique. Le pinceau du peintre d’enseignes a recours au même procédé lorsqu’il trace de simples cadrans dont les disques blancs diminuent à mesure qu’ils se superposent selon une verticale ascendante.

Dans ce cas, une impression de diversité des produits vient s’ajouter à celle d’abondance.

Un examen attentif des enseignes de Moscou montre que la disposition des ornements sur l’étroite et longue surface de métal constitue l’un des procédés les plus anciens et les plus éprouvés techniquement de cet art.

c. Si l’on passe devant les natures mortes suspendues devant les échoppes de fruits et légumes ou les boucheries, peintes sur les vitrines des brasseries ou cerclées d’or au-dessus de l’entrée des boulangeries lorsque la pluie vient de laver leur surface métallique de la poussière et de la saleté, elles éclatent de couleurs et frappent souvent par une fragmentation de l’unité artistique, sans doute naïve, mais percutante. Une carotte écarlate et les maigres fanes d’un radis se marient audacieusement avec un feuillage peint en tons vert-de-gris. Sur le fond noir de la nature morte, le coton blanc de la mousse débordant d’une chope de bière s’enroule en spirales fantastiques aussi aériennes qu’une fumée. Bon nombre de ces compositions sont particulièrement expressives ; c’est le cas de la nature morte réalisée par les frères Terpilov à l’entrée de la cantine de la rue Vodopianov, qui peut soutenir la comparaison avec certaines œuvres peintes non pas sur le métal, mais sur la toile.

Parlant de l’école hollandaise de la nature morte, Schopenhauer arrive à la conclusion que la nourriture doit être représentée de sorte que, suscitant la contemplation esthétique, elle n’agisse en aucun cas sur l’appétit de celui qui la contemple. Il faut reconnaître que les créateurs moscovites de la nature morte sur enseignes divergeaient, semble-t-il, radicalement du métaphysicien allemand dans leurs jugements sur l’art : leurs meilleures réalisations dans ce domaine touchent aussi bien la contemplation que l’appétit.

d. Au cœur de la ville engoncée dans la pierre et l’asphalte, les paysages à la surface des enseignes apparaissent comme de rares et timides avancées dans la nature, ou plutôt dans la représentation maladive que la ville se fait de la nature. Cernée par la ville et ses couleurs fades, uniformes et poussiéreuses, enfermée dans des cadres minuscules, la nature crie en bleu, vert et ocre. Artificiellement figée, harcelée par les pierres et les briques, elle se réfugie dans le trait maladroit et grossier du pinceau. Notons qu’on aime souvent à placer le paysage (quelques touches pour une colline et les cyprès entourant une flaque – un lac – mauve) à côté des marches qui conduisent aux Caves du Caucase ou à telle gargote en sous-sol ; ici, la dimension nostalgique ne fait aucun doute.

Ce genre, qui se niche habituellement près des caves, plus rarement sur les enseignes des transporteurs de marchandises et, plus rarement encore, à l’entrée des cordonneries et des laveries – dépasse sans doute les capacités techniques du peintre d’enseignes et apparaît toujours à leur surface avec une sorte de timidité et de malaise.

e. Le portrait de salon de coiffure qui, récemment encore, était fréquent sur les enseignes du centre de la ville, s’est vu repoussé vers les faubourgs et s’y trouve même en voie de disparition.

L’opinion générale veut que les portraits de messieurs élégants, coiffés en brosse ou avec une raie, aux sourcils et à la moustache soigneusement dessinés et comme déterminant l’ovale et l’expression même du visage, n’aient rien à voir avec un quelconque modèle, autrement dit qu’ils ne soient pas des portraits au sens propre du terme.

Mais il n’en est rien. Lorsqu’il travaille à l’entrée du salon de coiffure, le peintre a toujours devant les yeux les mannequins de cire exposés en vitrine : les visages figés comme des masques mortuaires conviennent naturellement à son pinceau qui craint les expressions et mimiques, mais n’hésite pas à styliser, plaquant et appliquant les bustes de cire sur les médaillons des enseignes.

Or, voici l’histoire de ces mannequins : on fabrique d’abord la perruque, et c’est ensuite que l’on cherche la forme de cire – des yeux morts dans un ovale mort – d’une taille et d’un volume adéquats. Il en est de même pour le portrait : on voit clairement que ce ne sont pas les cheveux qui naissent du visage, mais le visage qui naît des cheveux.

f. A la différence de la nature morte et du portrait, qui cherchent à rendre leur modèle avec une précision naïve, certaines enseignes de Moscou manifestent une nette tendance à dépasser et à modifier les détails de l’objet donné en représentation. Ainsi, à côté d’un amoncellement de petits pains, de brioches et de biscuits peints avec la précision du naturaliste, on peut rencontrer de ces craquelins à l’évidence stylisés, réduits au signe abstrait et qui symbolisent en général le commerce de la boulangerie. Et ce sont eux, toujours rendus de manière purement symbolique, qui sont par tous reconnus comme le craquelin-type.

Les peaux tendues sur les enseignes des tailleurs étaient sans doute à l’origine des reproductions naturalistes des peaux de bêtes. Mais aujourd’hui, elles sont réduites à des formes purement arbitraires, à des blasons divisés verticalement en deux moitiés aux couleurs fortement contrastées. Ici, nous avons affaire à une symbolisation totale de l’image. Il a, bien sûr, fallu un certain temps pour que les différentes étapes soient parcourues.

5

Aujourd’hui, nombre de remarquables vieilles enseignes de Moscou ont été refaites ou tout simplement détruites. En nous donnant la technique nouvelle de l’affiche, la Révolution a pratiquement relégué dans le passé l’art ancien des peintres d’enseignes de Moscou. La concision et la clarté des textes de jadis ont disparu : les ouvrages des artisans et des ateliers d’aujourd’hui, telle l’enseigne du club de l’Union russe des poètes, ou la construction, dans la plus pure manière de l’affiche, de l’enseigne du TSIT, nous font passer du style du métal au style du papier. En outre, le principe de clarté a été remplacé par celui de complexité formelle.

Il est peu probable que l’on puisse aujourd’hui revenir à l’ancien style de l’enseigne, lapidaire et monumental, statique, voire lourd. La conception même de l’enseigne dans une ville dont le commerce est en voie d’étatisation change profondément : il ne s’agit plus d’inciter, mais seulement de signifier, de désigner. Rien de plus. Les modestes carrés bleus et blancs des laveries chinoises et les rectangles métalliques de quantité d’ateliers dont les lettres noires ne se mettent pas en avant et se gardent de donner de la voix – Travail, Coopérative, Union des travailleurs, Notre travail – tout cela est fort loin et bien étranger aux vieux procédés de l’étourdissement par la réclame et de la concurrence propres au capitalisme privé. L’ancienne enseigne de Moscou, qui peu à peu sombre dans le passé, conserve avec plus de fidélité et d’exactitude que les autres éléments de l’inventaire complexe de la rue les traditions mourantes de la vie quotidienne et de l’art de la ville. À ce titre, elle mérite d’être étudiée de manière spécifiquement historique et de s’inscrire dans la mémoire de la nouvelle génération.