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Si l’on n’emprisonne pas dès aujourd’hui dans le boîtier des appareils photographiques cet art précieux et original de l’ancienne enseigne de Moscou qui est en train de disparaître, inéluctablement repoussé vers les faubourgs et dissimulé sous des couches de peinture fraîche – il sera bientôt trop tard.

Les vieux cimetières de Moscou, ceux de Lazarevski et Donskoï, par exemple, ont déjà été placés sous la protection de la Société pour la sauvegarde des antiquités et promus au rang de musées. Les enseignes d’avant la Révolution, véritables cimetières dont les lettres et les dessins conservent un mode de vie désormais mort et enterré, attendent d’être prises sous la protection de ceux qui savent que c’est seulement la connaissance qui permet le dépassement.

1924

Moscou

durant la première année de la guerre

Essais physiologiques

Les fenêtres

Dès avant le début de la guerre, elles avaient commencé à la guetter : les fenêtres de Moscou. Des croisillons et des zigzags en papier étaient venus recouvrir leur surface transparente. Travaillant de la colle et des ciseaux, nous habillions le verre d’une robe blanche ajourée. Puis des rubans mauves et bleus remplacèrent les blancs. Les fenêtres perdaient à regret leur nudité naturelle. Et nous aussi, couturiers malgré nous, nous avions l’impression qu’elles étaient engoncées dans un vêtement qui gênait et le soleil et l’œil, vêtement taillé pour d’autres dos, ceux des Londoniens.

Mais voici que cette même guerre passe de leur dos sur le nôtre. Sous le treillis des rubans de papier… déjà l’épaisse doublure bleue des rideaux. Et dès que la nuit tombe, on déroule les bandes de camouflage.

Ouvrez la main : sur la surface de la paume, les lignes zigzaguent et se croisent. De leurs dessins, les chiromanciens déduisent le caractère du propriétaire de la paume et affirment que le lacis des courbes est unique pour chacun d’entre nous et qu’il ne connaît pas de double. Ce sont peut-être des sottises.

Et si pourtant ce n’en étaient pas ? Dieu sait combien de ces « et si pourtant » ont fondu sur nous comme la foudre dans un ciel serein depuis le premier jour de la guerre. Elle existe bien depuis les anciens Grecs, cette chiromancie ; alors, laissez vivre, ne serait-ce que sous forme d’hypothèse, la fenêtrologie.

Au cours de mes promenades, je passe souvent devant les rectangles de verre, en apparence si familiers, encastrés dans les murs de briques des maisons. Rangée sur rangée, étage après étage. Sur les flancs, les hauts battants des portes dans leur habit scintillant de carrés et de losanges. Je ne les reconnais plus à présent. Le visage plat des fenêtres s’est couvert de sillons et de rides ; chacune a son expression propre, chacune, dirais-je, a son propre regard sur le monde.

Il existe une devinette un peu simplette : le lac est en verre, les rives sont en bois. Réponse : une fenêtre. Mais aujourd’hui, toute fenêtre donnant sur une rue de Moscou se présente comme une devinette. Et bien moins simple, moins naïve que celle-ci. Derrière les bandes de papier collées en forme de x, vivent des x à deux jambes, deux bras et deux yeux : justement, ceux qui les ont collées. Travailler avec ses mains, de la colle et des ciseaux, c’est déjà s’exprimer. Se démasquer. La lenteur ou l’impatience, l’attention ou la négligence, la mélancolie ou l’entrain – tout cela se révèle nécessairement, d’une manière ou d’une autre, dans la façon dont on habille ses fenêtres. Sur la paume de verre, qu’on le veuille ou non, transparaissent des lignes de papier. Et c’est parti, la fenêtrologie se met en branle ! Les vitres perdent sans doute une part de leur transparence, mais ceux qui vivent derrière deviennent moins opaques, plus accessibles à l’œil et à l’intelligence du passant. À condition que l’œil sache saisir et que l’intelligence connaisse bien son affaire : comprendre.

Mais assez de préambules. Laissons la rue nous guider, et les fenêtres parler.

En voici une par exemple, la première à droite au premier étage. D’étroits sentiers de papier collés à la va-vite sur la vitre. Trop paresseux pour aller jusqu’à l’angle des montants. Un des bouts s’est déjà décollé et pend misérablement. L’homme qui vit derrière cette surface de verre glisse sur la vie comme une goutte de pluie sur la vitre. Il n’aime pas faire, préfère ne rien faire. Ses pensées ont de mauvaises fréquentations : n’importe, peu importe et qu’importe sont leurs inséparables compagnons. Il est toujours pressé, jamais à l’heure. Son geste le plus habituel : balayer d’un revers de main. Ses mots préférés : « Bah ! ça ira », « Ne vous en faites donc pas », « Et puis après ? », « Allons donc ! ». Et si une bombe allemande vient frapper à sa vitre de son poing volant ? Alors ? Alors, l’ami de peu importe se mettra à réfléchir, hochera la tête et dira : « Qui l’aurait cru ? », ou bien « Je n’en reviens pas ! ». Mais il ferait mieux de dire qu’il revient de loin.

La fenêtre de l’entresol parle un autre langage. Sa large surface, y compris le vasistas qui s’ouvrait dans la partie supérieure, est complètement recouverte d’une bonne couche de papier journal. Il a eu le temps de jaunir sous l’attaque des rayons dorés du soleil qui cherchent à pénétrer dans l’antre de l’habitant de l’étage. Rien à faire. Il en a vu d’autres. L’hypocondriaque qui a chassé le soleil, l’homme derrière le vasistas est ferme et résolu dans ses décisions. « Aujourd’hui, des croisillons blancs, demain des bleus, après-demain des rideaux de papier, et ensuite, Dieu sait quoi encore… » Et, appliquant une bonne couche d’amidon sur sa fenêtre, l’homme derrière le vasistas a collé feuille sur feuille et a définitivement coupé court à toute tentative de perturber le calme et le bon ordre de sa vie. Avant, il y avait : jour – nuit – jour. Il y aura maintenant : nuit – nuit – nuit. Au fond, n’est-ce pas la même chose, le soleil dans le ciel ou une ampoule au plafond ? On peut lire, on peut écrire, on peut se nourrir. Il n’y a pas loin du livre à l’œil ni de la coupe aux lèvres. Pas de danger de s’égarer. Je le vois bien, l’homme derrière le vasistas qui cherche à échapper à mon regard de l’autre côté de son paravent de journaux. Il a le visage long, les joues creuses, des rides profondes tombant des ailes du nez vers un menton épais, des sourcils broussailleux, des yeux de hibou habitués au demi-jour. Lui, l’homme de l’entresol, se croit naturellement plus prévoyant que les autres. Il suffit de regarder son sourire, figé au coin de sa bouche. Mais en fait, il n’a pas tout prévu : dans un mois, on coupera l’électricité dans son quartier ; alors, son visage long s’allongera encore, et son sourire niché au coin des lèvres s’envolera.

Poursuivons notre chemin.

Voici une fenêtre en demi-cercle sur la mezzanine d’une vieille maison au toit bossu qui garde la mémoire du siècle passé. Elle a l’air bien plus aimable. Sur ses joues de verre toutes pimpantes, des reflets de soleil et un lacis de rubans de papier tel un voile tissé à la hâte. L’antique mezzanine semble plisser les yeux derrière son filet blanc et penser à part soi : « Nous en avons vu d’autres et nous en verrons d’autres : comment partirez-vous guerroyer, comment reviendrez-vous festoyer ? »

Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, ternie peut-être par la poussière de la chaussée, une fenêtre s’ouvre joyeusement sur le monde. Sur la vitre, des éclairs de papier, de brusques zigzags tracés en diagonale par une flèche plate arrêtée dans son vol. On voit bien que celui qui habite cette chambre, derrière la porte-fenêtre ouverte au large, a lui aussi l’âme ouverte sur le monde. Au reste…