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Levez la tête. Juste sous le toit, deux petites ouvertures carrées. Semblables l’une à l’autre, bien sages, comme l’image d’un couple d’amoureux. Les deux sont ornées d’un treillage de couleur mauve. À gauche un triangle, à droite un triangle. Sur le vasistas de droite, un petit carré et un croisillon ; sur celui de gauche, un croisillon et un plus grand carré. Les vies derrière ces fenêtres ressemblent à des lignes parallèles. Ou plutôt, ressemblaient. Maintenant il est au front et elle attend ses lettres ; des enveloppes triangulaires ou carrées circulent entre eux, séparés à présent par des milliers de kilomètres et non plus par l’épaisseur d’une cloison.

Là-bas, les hautes vitres étroites d’un balcon. La rambarde de métal porte des pots de fleurs : géraniums, capucines, renoncules. Ni les géraniums ni les renoncules ne savent que la guerre a éclaté ; ils fleurissent comme si de rien n’était. Ils ne savent même pas qu’ils ne fleurissent qu’une fois. Moi, je le sais – mais pour eux, pas pour moi.

Elles sont nombreuses, les fenêtres, alignées à droite et à gauche, de chaque côté de mes pas. Les unes ressemblent à un œil froid et lugubre percé dans une banquise qui se serait dressée, verticalement ; les autres, à la surface d’un lac figé en à-pic – sur lequel brillerait un rare rayon de soleil, tel l’écaille argentée d’un poisson filant entre deux eaux. Tous les mots du dictionnaire, tous les efforts de l’imagination ne suffiront pas pour les inscrire dans ces pages. Dommage que le crayon de l’artiste soit pris par un autre travail, plus important et plus urgent. Quant aux appareils photographiques, la situation leur interdit de jouer de l’objectif sans permission. Ainsi les hiéroglyphes tracés par la guerre sur les fenêtres de Moscou n’auront pas laissé d’empreinte. Sinon dans la mémoire de quelques-uns. Moi, par exemple. Mais on nous regardera comme de drôles de bonshommes.

La voix du haut-parleur

D’abord, on entend un craquement, un crachotement. Puis : « Citoyens, alerte aérienne ! Citoyens… » La voix est sèche et monocorde comme le tic-tac d’une pendule. Elle provient de la bouche noire du haut-parleur en forme d’entonnoir. Mais derrière cet entonnoir en carton, il doit bien y avoir la bouche vivante de l’homme qui annonce l’alerte.

Parmi ceux qui écoutent la voix noire, certains disent que ce n’est pas un homme : « Un homme ne pourrait pas parler ainsi, c’est une bande magnétique. » Une bande enregistrée, soit, mais pour lui imprimer ce zigzag d’ondes aériennes, il a fallu des lèvres vivantes, le ruban rouge de leur peau dansant au-devant des dents. Et qui dit lèvres vivantes, dit souffle chaud et vivant – et là où il y a souffle, il y a poitrine, bref, il y a un homme.

Qui est-il, cet inconnu qui échappe aux regards, messager indifférent dont la voix plane au-dessus de la ville de la mort ?

J’ai entendu bien des orateurs. Les uns étaient écoutés avec des bâillements, d’autres salués par des applaudissements. Certains parlaient d’une voix lente et monotone, d’autres d’un ton rapide et ardent. Mais l’orateur du haut-parleur noir est le plus laconique de tous, et l’efficacité de son discours sur un immense auditoire de millions d’hommes est plus puissante que le charme de l’orateur le plus célèbre du monde.

À peine a-t-il prononcé la première syllabe du premier mot de son message que j’entends : à l’étage au-dessus, des pas vont et viennent, puis quelque lourd objet s’arrache de sa place habituelle pour faire trembler mon plafond. Encore dix secondes, et toute la maison salue la voix de l’homme invisible en claquant les portes.

Mais l’orateur ne table pas sur la rapidité de la réaction auditive. Toujours et encore, il répète sa seule et unique idée. La maison est déjà vide, mais le messager de l’angoisse continue à persuader le vide même qu’un danger le menace.

Le timbre de la voix de l’homme-radio est métallique, il a quelque chose de rouillé. L’homme parle en détachant les mots, sans se hâter. Dans son intonation pauvre, qui ne varie que dans les limites d’une petite tierce, on a l’impression d’entendre : « Eh bien, allez-y, emportez tout, vous et vos affaires ; quant à moi, rien ne me presse, je ne connais ni joie ni effroi, je ne suis qu’une voix, le porteur d’émotions plaque numéro x, mon seul chemin va de la membrane du poste à vos tympans. »

Une nuit, j’ai rêvé de lui. Un visage long et sec aux yeux ronds couleur d’étain reposant sur des pommettes osseuses ; des cheveux en brosse, drus comme du fil de fer ; un long cou avec une cravate grise entortillée comme du fil électrique ; des jambes courtes, semblables aux tiges de métal d’une prise de courant.

Je suis convaincu que l’homme du haut-parleur fait sa ronde chez de nombreux Moscovites endormis entre deux alertes.

J’aurais aimé écrire à son sujet une nouvelle dans laquelle… mais, tenez, le haut-parleur crachote, et puis : « Allô, fin de l’alerte aérienne, fin de l’ai… »

En ce qui me concerne, c’est l’envie d’écouter et de réfléchir qui a pris fin. Je débranche la prise.

L’homme, le fusil et la lanterne

Le crépuscule d’hiver est tombé sur la ville. Rien ne l’éclaire, sinon les reflets blancs de la neige. Seule une allumette s’enflamme parfois, sous un porche ou près d’une porte, pour s’éteindre aussitôt sous une rafale de vent.

Vingt-trois heures passées. La rue est vide : rien que la tempête de neige et un passant solitaire. Ce passant, c’est moi. Il me faut arriver à ma porte avant minuit. Ce qu’il faut à la tempête, je n’en sais rien. Ténèbres. Comme les fenêtres, les verres de mes lunettes sont aveugles. Les fenêtres sont dissimulées sous les rideaux et le camouflage. Les lunettes sont bouchées par la neige. Elle est sans doute blanche, mais pensant à elle, c’est « noir » que je me dis.

Lorsque, la nuit, la tempête vous cingle de sa neige acérée, lorsqu’elle cherche à vous faire pénétrer le vent jusqu’aux os, à arracher votre chapka de votre tête, vous ne pouvez vous empêcher de la personnifier. C’est comme si elle n’était qu’un fait exprès : c’est exprès qu’elle vous fouette le visage plutôt que le dos, exprès qu’elle chasse la neige du trottoir glacé pour que vous, et vous précisément, glissiez, tombiez, et vous blessiez ; si la nature l’avait dotée de plus de force, elle aimerait bien que votre tête et votre main suivent le chemin de votre chapka et de votre moufle… Arracher et envoyer au diable.

Vous cachez votre souffle dans votre col relevé. Mais votre souffle aussi est contre vous : il plaque des glaçons à vos lèvres et les transit. La tempête se déchaîne aussi dans votre tête. Des bribes de phrases y tournoient pêle-mêle avec des jurons et des images éclatées qui craquent et se cassent comme des allumettes.

Parfois surgit la question insidieuse : « Où suis-je ? »

La réponse vient – pas aussitôt, quelques secondes plus tard – avec les phares allumés d’une automobile, ternes comme ma pensée. Comme moi, l’auto porte des lunettes ; comme moi, elle a deux yeux myopes, arrondis par l’obscurité. Pour elle comme pour moi – moi du fait de la tempête, elle du fait de la réglementation de la ville assiégée – il est strictement interdit de percer les ténèbres d’un peu de lumière.

Mais qu’est-ce donc ? Là-bas, un peu plus loin, encore un feu. Rouge. Non, il est devenu vert. Il s’éteint, et de nouveau fait briller sa lumière rouge. Ce n’est pas une automobile, non : il n’a qu’un œil (comme si le feu était devenu borgne), et il est immobile. De quoi s’agit-il donc ?