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J’avance, offrant tantôt le crâne tantôt l’épaule au tourbillon de neige ; les pans de ma pelisse flottent comme une voile que l’on n’aurait pas roulée pendant la tempête ; je commence à comprendre : bien sûr, ce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un, un homme qui monte la garde au carrefour.

Plus près, plus près encore. La lumière qui garde le croisement des rues se fait plus brillante et plus vive. On distingue déjà les flocons de neige filant telles des balles traçantes devant le verre de la lanterne qui balance au-dessus de la chaussée au bout d’un bras. Étrange : autour de ma tête et de ma chapka, la tempête de neige continue sa ronde de sorcière, tandis que, dans ma tête, les images se sont arrêtées de tournoyer pour s’enchaîner logiquement.

Bien sûr, je l’ai déjà vu, cet homme qui monte la garde de Moscou assiégée ; peut-être n’était-ce pas lui, mais quelqu’un comme lui, en capote noire et toque d’astrakan ; comme maintenant, il portait son fusil sur l’épaule gauche ; ce n’était pas une lanterne qu’il avait dans les mains, mais une serviette noire râpée ; nous nous sommes rencontrés ce matin même, oui ce matin, à neuf heures et demie, tandis que j’allais à la bibliothèque ; en effet, pourquoi aurait-il eu une lanterne, alors qu’un maigre soleil d’hiver emmitouflé dans un ciel gris tacheté de nuages brillait comme une lanterne blafarde ?

À présent il est seul, à l’angle de l’Arbat et de la rue Krivokolenny. Non, il n’est pas seul ; ils sont trois : l’homme, le fusil et la lanterne. Comme en chacun de nous : l’humanité, la volonté braquée comme une arme, et la lumière toujours en éveil de la pensée.

Le feu vert dit : « Avance. » Le rouge : « Arrête-toi. » Je m’arrête. Le verre de la lanterne monte et m’observe. Et, à travers la neige qui tourbillonne, la voix demande :

— Quelle heure est-il ?

Ma pensée répond : « L’heure de la grande épreuve. » Mais je dis seulement :

— Onze heures et demie.

Et nous nous séparons, l’homme qui monte la garde au carrefour de Moscou et moi. J’ai un peu plus chaud. Lui aussi, peut-être.

Le jeune pompier

Jadis – avant juin – il sautait sur un pied, poussant le palet d’une case à l’autre de la marelle dessinée à la craie sur l’asphalte du trottoir. Les passants rouspétaient : cela gênait le passage. Ou bien il chassait les pigeons qui s’attardaient sur le bord des toits à coups de pierres et en les sifflant comme un brave. Le caillou frappait sa cible – ou une fenêtre. Penchées sur la rambarde, les ménagères grondaient le galopin, siffleur impénitent. Puis la guerre arriva. Et le sacripant, tel un pigeon qui s’envole, grimpa jusqu’au toit par l’escalier de secours en métal et les marches de bois du grenier. Là-haut, sur les plaques de zinc du toit, il engagea un jeu terrible, qui n’avait rien d’enfantin, avec les bombes incendiaires qui pleuvaient du ciel et les éclats d’obus chauffés à blanc.

À peine la sirène a-t-elle retenti que toute une bande a déjà foncé dans la cour. Et voilà Mitka, Senka et Pétia. Tous le nez en l’air. Une minute encore, et le toit métallique retentit sous leur pas rapide. L’un se presse contre la cheminée, l’autre est juché près d’une lucarne, le troisième vient se placer sur l’embout de la gouttière.

— Les voilà !

— C’est les nôtres.

— Non ; ils font plus de bruit ; leurs moteurs à eux sont plus sourds.

— Va savoir…

Au loin, une explosion. Aussitôt, le fracas des batteries antiaériennes et le crépitement des mitrailleuses. Maintenant tout est clair : qui, pourquoi et comment.

Sur le toit, les pas se sont tus. Les petits pompiers sont tapis à couvert. Comme s’ils tendaient une embuscade. On entend le bruit des avions allemands. Ils approchent… Prêts !

En bas, la voix grave de Nikiphore Serguéevitch, le chef du secteur, appelle les enfants. Haut perchés sur leur nid, ils répondent de leur petite voix : « On est là. »

En tombant sur le hangar qui se serrait craintivement contre notre immeuble de cinq étages, la première bombe a allumé un incendie. On noyait à grands seaux d’eau la gueule du feu, mais les flammes jaunes et rouges se contentaient de virer au vert ou au bleu et de lancer des étincelles multicolores.

Les pompiers étaient déconcertés. « Comment elle a fait ? Paf ! et tout a brûlé – d’un seul coup d’un seul », dit Pétia, fourrant ses mains dans ses poches et penchant sa tête hirsute.

On a tout mis à profit, et sans traîner. La vitesse des bras et des jambes, l’acuité de l’œil, l’agilité de l’esprit – la jugeote… on s’est même servi d’une vieille batte de base-ball tordue : on a entouré de fer-blanc son extrémité plate – et la vieille batte s’est mise à frapper, non plus les balles, mais les bombes. On a appelé la technique à la rescousse : des cuves d’eau, des caisses de sable et, surtout, d’épaisses moufles en toile et de longues pinces. Peu à peu, pour les petits pompiers, la bombe ennemie – d’une sorte de mauvais démon allemand s’est transformée en un « truc à flammes ».

Les attrapeurs de bombes sont devenus de vrais professionnels, des sortes de gardiens de but sur la pelouse métallique des toits ; toute l’équipe, ensemble, main dans la main, allant du même pas que la défense et le demi-centre – doit frapper la balle de l’ennemi et remporter la partie.

Lorsque la nuit d’automne s’achève et que les sirènes s’apaisent, les défenseurs des demeures voisines discutent de ce qui s’est passé durant leur tour de garde :

— Hier, on en a noyé une, et l’autre, c’est Mitka qui l’a dégagée avec des pinces.

— Mais qu’est-ce que c’est une bombe ? Nous, on en a éteint trois d’un seul coup. Ça, c’est du boulot.

— C’est ce qu’on va voir : peut-être qu’aujourd’hui on en verra tomber cinq. Alors là…

La discussion s’enflamme.

De notre temps, quand nous étions à l’école, nous faisions collection de timbres, de plumes et de boutons. À présent, dans Moscou assiégée, les enfants collectionnent les éclats d’obus. À peine le morceau de métal qui apportait la mort s’est-il refroidi, qu’il est déjà tombé dans la poche de Senka ou de Pétia. Les collectionneurs disposent leurs pièces par ordre de taille, dans des cartons à chapeau par exemple, ou bien jettent tout simplement ces envoyés du ciel dans un sac.

Le jardinier sait bien que si l’on veut donner une forme artificielle à un arbre nain, celui-ci résiste à la violence des pieux et des cordes par une croissance exubérante qui anticipe un avenir normal. Il en va de même pour les enfants de la grande ville sur qui la guerre s’est abattue : tous ces Mitka, ces Senka et ces Sanka grandissent et se tendent vers leur avenir sous mes yeux.

Aujourd’hui, la vie n’a pas grand-chose à voir avec un jardin d’enfants. Pliées en quatre, les grandes pensées finissent par entrer dans la tête des petits garçons. Ils répondent avec un regard grave qui n’a rien d’enfantin et leurs petites mains se ferment en poings. Ils ont déjà entendu parler, ces habitants des toits de Moscou, de Lionka le partisan, et de ces petites kolkhoziennes qui, même sous la menace d’un colt, ne trahissent ni leur frère ni leur père. Une fois qu’il s’est enflammé, le noble sentiment de l’émulation ne peut s’éteindre dans ces cœurs de dix ou onze ans. Dans la forêt, à l’abri du branchage des grands arbres, de jeunes pousses se dressent. La relève monte au front en forçant le passage. Nos réserves sont inépuisables.

C’était déjà le début d’octobre. L’air avait fraîchi, transi par un vent froid. À ma montre, il était une heure. Les haut-parleurs annoncèrent l’alerte. Il était tard, c’était l’heure où « le marchand de sable est passé ». Mais, trois ou quatre minutes après le signal, Sénia, Sania et Pétia avaient déjà troqué leurs matelas douillets contre le tapis métallique des toits et leurs couvertures de laine contre la fine pluie d’automne.