Выбрать главу

Dans la pénombre brumeuse de la nuit, les rayons des projecteurs se croisaient et s’écartaient comme les lames de longs ciseaux blancs. Une lueur d’incendie montait du côté de Dorogomilov. Sur l’Arbat, des camions aux phares aveugles avançaient prudemment. Sur le trottoir, des sentinelles passaient de temps à autre. J’étais sur le perron ; j’écoutais la nuit.

De l’autre côté de la rue, sur le casque métallique d’un immeuble de six étages, on entendait crier et piailler des petites voix d’oiseaux. On calmait quelqu’un, on le menaçait, on le priait d’aller se coucher. Je me demandais qui était ce quelqu’un jusqu’à ce qu’il aboie dans sa langue de chien : mais non, je suis mieux sur mes quatre pattes.

Puis le ciel remua. C’était comme si un habile allumeur de becs de gaz avait couru raviver les étoiles ternies par l’humidité : les obus des batteries antiaériennes éclataient pour s’éteindre aussitôt. Au loin, l’artillerie se mit à tonner. Et quelque part, tout là-haut, on entendit le chant d’une hélice. C’est alors qu’une voix aiguë d’enfant retentit en haut des six étages :

— Attrape, Groska, prends-le par les ailes !

— Attaque, Groska, mords-le !

Et le chien, qui restait invisible, se mit à aboyer furieusement contre l’avion ennemi tournant au-dessus de la ville. Ce qui se dérobait à mon regard se montrait à mon imagination : dressé sur ses pattes, les babines retroussées, le corniaud chassait violemment, de toute la force de sa voix cassée par la colère, l’étranger, le voleur qui, à la faveur de l’obscurité et de l’altitude, s’était faufilé dans le ciel surplombant la cour de son maître.

Je me rappelai comment le soir, à Khost, dans le Caucase, l’aboiement furieux de tous les chiens du village s’élevait contre le hurlement lointain des chacals qui, à la nuit tombante, venaient toujours rôder près des habitations. Les chiens de garde eux aussi avaient jadis vécu dans des tanières et non pas dans des maisons, ne connaissant ni le foyer ni la voix à demi compréhensible de l’homme ; eux aussi étaient comme ces chacals – méchants, affamés et voleurs ; mais c’est contre leur passé qu’ils aboyaient maintenant, pour le chasser comme un mauvais rêve qui veut revenir et les séparer de leur ami et de leur dieu : l’homme.

Et Groska aboie à tue-tête, il chasse le chacal d’acier qui décrit des cercles au-dessus de la maison de son maître, la grande maison-ville avec toutes les choses familières à son œil, toutes les odeurs familières à son flair.

Bien sûr, Groska est un peu absurde, un peu ridicule avec sa colère effrayée. Que peut bien faire une petite créature à quatre pattes contre une machine volante ? Et là-haut, sur le toit, on entend un rire joyeux, un bon rire plein de gaieté. Ils forment tous une même équipe, un même « bataillon » : les voisins Sanka et Senka, et le chien Groska au poil hérissé.

L’alerte est finie. Les gens sortent des abris et regardent prudemment autour d’eux. Tout près de moi, j’entends une voix :

— Vous pouvez partir, camarade. Je viens vous relever.

Pavel-la-Bagarre

Le livre se trouve sur la table chez le gérant de l’immeuble. On entre, on l’ouvre et on inscrit son nom. Les pages sont divisées en jours, en nuits et en tours de garde. Sur la gauche, on trouve le numéro de l’appartement, plus loin le nom du locataire de garde, et enfin la place pour apposer sa signature au moment de la relève. Les cases diurnes sont bien peuplées, en majorité par des noms de femmes ; vers minuit, les noms prennent une consonance masculine, les intervalles qui les séparent s’allongent, on rencontre même des cases vides. Pavel-la-Bagarre est inscrit avec les femmes. Bien que, depuis plus de soixante-dix ans, il porte honorablement le titre exigeant d’homme. En fait, il s’appelle Pavel Pavlovitch. Mais la guerre l’a surnommé Pavel-la-Bagarre. Voici comment c’est arrivé. Dès les premières semaines de la guerre, comme on lui demandait ce que voulaient dire les lettres B A22 apparues depuis peu sur certains brassards rouges, Pavel Pavlovitch expliqua :

— C’est tout simple : B A garre !

Le mot fit le tour du pâté des six maisons, et l’inventeur de ce déchiffrage reçut d’abord le nom de Bagarre Pavlovitch, puis, dans l’argot des gamins du coin, celui de Pavel-la-Bagarre.

L’âge et la maladie ont libéré Pavel-la-Bagarre de ses obligations civiles. Mais lui-même ne veut pas en être déchargé. Très souvent, on peut voir sa silhouette se diriger vers un banc à côté du porche dont la voûte étroite ressemble à un canon de pierre braqué sur l’Arbat. Dans sa main droite, le vieillard tient une canne jaune et brillante. Elle plie sous le poids du vieux corps appuyé sur elle. Pavel-la-Bagarre assure la relève de la mi-journée, et parfois celle des toutes premières heures du matin. Assis sur le banc, il installe sa canne entre ses genoux et pose ses larges mains aux doigts gonflés sur le pommeau rond.

Des femmes passent devant lui, les unes portant des bidons, les autres des enfants, d’autres encore les deux à la fois. Derrière les bidons, des porte-documents se hâtent. On voit parfois onduler des sacs ou des paquets qui forment des bosses sur le dos. Un peu plus loin, des gamins jouent près d’une citerne à l’eau croupie et d’une caisse pleine de sable. Pavel-la-Bagarre n’a pas le temps d’arrêter de sourire, puisqu’il lui faut saluer chacun d’un sourire – et d’un hochement de tête approbateur. Et personne, pas même les porte-documents les plus en retard, ne disparaît sous la voûte sans avoir exprimé d’une manière ou d’une autre sa déférence envers le vieil homme de garde. D’une manière ou d’une autre, cela implique bien des variantes. La plus brève : « ’jour » – il a passé ! Une autre, la plus diserte qui soit :

— Bonjour, Pavel-la-Bagarre. Comment se fait-il que vous soyez encore seul ?

Après quoi, il faut s’arrêter afin d’écouter une réponse circonstanciée :

— Allons donc ! Nous sommes deux, moi et mon ami le soleil. Et on a trois yeux pour veiller. Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille…

Et aussitôt, ayant adressé quelques mots bienveillants au dos qui s’éloigne, Pavel-la-Bagarre cherche avec qui terminer sa « démonstration » en expliquant que, non, le chameau n’est pas assez bête pour se faufiler dans un trou d’aiguille comme dans l’entrée d’un enclos. Mais le « chameau » se dit « corde » dans la langue liturgique23. Alors, certains ont cru que « si la corde ne rompt… ». Mais la corde n’est qu’une corde, elle a beau se prendre pour le chameau de la Bible… c’est ainsi que Napoléon I”… Suivent alors, selon l’ordre du discours, une comparaison, un développement, et pour finir une conclusion ou une morale.

Mais à présent, aucun auditeur suffisamment averti n’est en vue, et l’auteur de la harangue avortée décide d’exposer sa pensée d’une manière plus simple, plus accessible et plus démonstrative.

Invitant de sa canne les gamins qui jouent près de la caisse de sable à s’approcher, il leur propose une devinette :

Pour trouver son nom immonde,

Il faut lier T à H, qui est devant.

(Les enfants, qui se regardent en répétant « le H est devant », ont les yeux rivés sur l’index dressé en point d’exclamation de l’oncle Pavel.)

Le vieillard poursuit :

Il voulait bouffer le monde,

Sur la Russie il se cassera les dents.

Un silence. Les gamins perplexes semblent réfléchir intensément. Alors la canne jaune vient à leur secours. Elle trace sur le sol en grandes lettres tremblées :