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H et T

LIER

Une vague lueur de compréhension apparaît sur le visage rond et parsemé de taches de rousseur d’un des garçons. Sur les autres, pour filer la métaphore, le soleil est encore voilé.

C’est alors que la canne place d’un mouvement brusque le I entre le H et le T : « hit ler ».

— Vous n’avez plus qu’à lire.

— Hitler !

— C’est moi qui ai trouvé.

— Pas vrai ! C’était moi le premier !

La canne regagne sa place sous les lourdes paumes de l’oncle Pavel.

Par les jours de soleil, le banc près du porche se transforme en tribunal d’arbitrage. C’est le vieil homme qui tient le rôle de l’arbitre pour toutes sortes de compétitions : lancer de cailloux avec une distance ou une cible précises, combats au sabre de bois et autres jeux guerriers. Même l’oignon du juge sert en la matière (pour le décompte des times), ce qui confère au jeu tout son sérieux et toute son ardeur. Les points et les résultats de la compétition viennent orner les murs de quelques traits de craie, à moins que ça ne soit les fronts de quelques bosses.

Ce qu’ils préfèrent : jouer à la sentinelle. De gardien de l’immeuble, Pavel-la-Bagarre se transforme alors en officier de la Garde. On dispose des piquets dans l’Arbat et la petite rue voisine, on rajoute des adjoints aux sentinelles, le mot de passe et sa réponse volent discrètement d’une oreille à l’autre. À présent, tout le pâté de maisons est encerclé par deux ou trois douzaines de regards perçants d’enfants.

Voici Pétka, sept ans, qui court du porche donnant sur la petite rue vers le poste central ; il fait son rapport, sabre au côté :

— Un inconnu avec une serviette inconnue a pénétré dans la cour et ne se dirige nulle part.

— Éclaircir ! Chez qui ? Dans quel appartement ?

Il arrive que l’équipe de reconnaissance ramène « une langue24 » au poste central. Ou bien c’est un homme à la recherche du raccourci qui traverse la cour, ou encore un chiffonnier qui ramasse des boîtes de conserves dans les poubelles, ou…

Si la victime résiste à l’agression, le ton sévère de la sentinelle et de son adjoint se fait implorant, presque suppliant.

— M’sieur, s’il te plaît, rends-toi prisonnier ; Michka et moi, on va porter ton sac, mais rends-toi.

Il arrive parfois que le « prisonnier », après avoir échangé un salut avec l’officier de la Garde, s’assoie près de lui pour fumer une pipe et bavarder. Ils parlent de la pluie et du beau temps. Mais le plus souvent, bien sûr, des terribles événements de l’actualité.

— Le coup de tonnerre se cachait, se camouflait encore dans un ciel serein, mais son écho retentissait déjà au-dessus de nos têtes – c’est ainsi que Pavel-la-Bagarre fait d’habitude commencer sa « conversation d’adultes ». Je me rappelle, c’était un dimanche, l’année dernière, en juin ou en juillet. Bref, peu importe. J’allais alors à Golitsino, pour voir ma fille. Je vais vers les quais, je tombe sur une voie morte, une impasse ; fini, qu’ils ont l’air de dire les rails ; on lève nos bras métalliques, le chemin est coupé, on se rend. C’est comme ça que j’ai pensé à leur place, comme si c’était des gens, pour de rire. C’est que la pensée, elle a aussi envie de jouer, comme les gamins, là. Puis il y a eu tout un flot vers les wagons, et là où ils allaient, j’allais aussi. Du coup j’ai pensé à autre chose. C’était le matin. Vous n’êtes pas pressé ? Si ? Alors je vais pas m’étendre. Le soir, je rentre. De Golitsino. Je suis parti en train de l’impasse, et maintenant je reviens dans l’impasse. Voilà. Et alors je remarque : cette impasse-là n’est pas si simple ; on dirait aussi un petit jardin, quelque chose comme ça. On a mis de la terre sur les rails, au cas où le train prendrait trop de vitesse, pour que la terre l’arrête. Compris ? Compris. Mais la terre – juste comme ça, sans fleurs, sans herbe – elle est triste, la terre. Alors on y a planté des petits massifs de fleurs : ici des pétunias, à côté du houx, même une rose au milieu, et tout autour, des arceaux en bois. Alors je pense, c’est bien, ça fait plaisir aux yeux, et puis ça fait chic. Je m’en retourne chez moi, la nuit me fait de l’œil, c’est le temps de dormir, mais les petites fleurs sur les rails ne me laissent pas tranquille. Vous devez y aller ? C’est vrai que je suis bavard. J’en ai pour une minute. Ah mes petites fleurs ! je pense, ah mes chéries soignées par des braves gens : un jour, viendra une grosse locomotive, elle aura vite fait de retourner la terre ! Y avait un jardin, y a plus de jardin, y a plus rien. Rien que du sable et de la terre retournés par les roues. Comme labourés par un obus. Mais pardon, je vous ai retardé, pardon et m’en voulez pas.

Le dos qui s’éloigne ne répond rien.

Au bout du banc, là où la place vient de se libérer, seul tremble un rayon de soleil. La sentinelle et son adjoint sont à leur poste. Ils regardent de leurs trois yeux.

Parfois, après avoir été relevé, Pavel-la-Bagarre ne quitte pas aussitôt son poste. On ne peut pas interrompre, comme on tranche un fil, une conversation fondamentale sur la guerre et la paix future, ni permettre aux souvenirs de s’arrêter au milieu du gué, entre jadis et maintenant.

On pourrait faire tout un livre sur les souvenirs de Pavel-la-Bagarre. Il en a vu de toutes les couleurs dans sa vie, il a combattu pas mal de ruines, comme il aime à le dire, liquidant tout ce qui était pourri pour que vivent les prés fleuris (c’est encore un de ses mots). D’ordinaire, il commence ainsi : « En ce temps-là, vous n’étiez même pas de ce monde… » ou bien : « Au temps jadis – pas au jour d’aujourd’hui – quand les Napoléon voulaient nous prendre notre terre… » Et voici qu’une femme qui passait, le seau à la main, s’arrête et se prend à écouter ; elle tient toujours son seau, puis finit par le poser ; les gosses s’arrêtent de jouer, s’installent en cercle et mangent des yeux les lèvres mobiles et les sourcils blancs du conteur.

Mais, que le seau soit vide ou plein, la femme doit le porter à destination, et vous, lecteur de rencontre, toute une suite d’urgences vous attend également. C’est pourquoi nous allons donner une fin au commencement. En ce sens, Pavel-la-Bagarre est un adepte du classique : il n’a que quelques conclusions en réserve. En voici une, parmi ses préférées.

— Qu’est-ce que c’est que la guerre ? Voilà ce que c’est que la guerre. Feu mon père a encore suivi le cours de philosophie, la science des sciences, du professeur Iourkévitch, Pamphile Danilovitch. Celui qui disait parfois à ses étudiants : « À quoi bon avoir de l’esprit jusqu’au bout des ongles, si vous gardez les mains dans les poches ? » L’excellent et très intelligent Pamphile Danilovitch, bénie soit sa mémoire, possédait sa propre philosophie – comme il possédait sa canne. Les gens ont oublié sa philosophie avec tous ses « sur », « à propos de », « au sujet de » et autres expressions et ratiocinations académiques. Mais tout Moscou s’est longtemps souvenu de sa canne, bien après la mort de notre Iourkévitch. Cette canne, racontait mon père, n’était pas toute simple, comme la mienne par exemple ; elle était en chêne, noueuse, avec un pommeau gros comme ça, et aussi lourde qu’une massue de chevalier. Et, les jours fériés, quand il faisait beau, comme aujourd’hui par exemple, le très estimé professeur avait l’habitude d’aller se promener à la campagne, avec ses péripatéticiens comme il les appelait – avec ses « marcheurs », si l’on traduit précisément la vieille expression grecque. Le philosophe devant, les étudiants à sa suite. Les uns le livre à la main, les autres des bouteilles de bière dans leur panier. Il faut vous dire que Pamphile Danilovitch était grand amateur de débats et excellent dialecticien. Mais avec qui débattre ? Les étudiants, nos marcheurs, qui ne sont pas encore bien avancés en philosophie, opinent du chef et se rangent à l’avis du maître. Alors, pour sûr, il faut pour ainsi dire entamer la discussion avec les grands morts, les monuments de la philosophie : Aristote, Platon, Spinoza, Kant. C’est surtout Kant qui en pâtit. Celui-là, Pamphile Danilovitch le fait se retourner dans sa tombe ! L’autre aurait bien répondu, mais rien à faire, gestirbt. Alors, le professeur parle d’abord en son nom, puis au nom de l’autre, un coup en russe, un coup en allemand. Vous devez savoir que ce Kant-là, pour être Allemand, a inventé un truc très malin : le monde entier, des étoiles jusqu’au dernier grain de poussière, toutes les choses ne seraient paraît-il pas simplement des choses, mais des Ding an sich – chez nous on dit des choses en soi. C’est-à-dire que les choses garderaient leur essence pour elles et ne laisseraient voir aux autres que leur apparence : « À nous le grain, à vous la paille. Bon appétit, messieurs ! » Alors, il arrive que Pamphile Danilovitch, comme il marche avec ses péripatéticiens, frappe le sol de sa canne et se mette à discourir : « Vous, dit-il, Herr Kant, vous affirmez que le monde réel, la Welt essentielle, ne comprend que des « choses en soi ». Bien. Admettons. Dans ce cas, cette canne que voici (et à ces mots sa canne se met à fendre l’air au rythme de l’argumentation) serait aussi une « chose en soi » ? Hein ? C’est là que je vous attrape, très savant monsieur Kant : car icelle n’est en rien une « chose en soi » ; c’est… une « chose pour les autres ». Voilà !