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À qui voudrait le contester, elle le démontrera – et comment -sûrement pas de long en large, mais en lui mettant les côtes en long ! Quel vieux bavard je fais. Et vous ne m’arrêtez pas. Il est temps. Bonne garde. »

La Ruth de Dorogomilov

C’était au début de novembre. Je marchais le long des allées couvertes de glace entre les étals du marché, le regard rivé aux dos de ceux qui avançaient devant moi. Nous étions nombreux, et la marchandise rare. Çà et là, on voyait des choux pommés, amoncelés comme des boulets de canons, et des pommes de terre en robe rouge. Chacun commençait par se frayer un chemin jusqu’au début de la file pour examiner la marchandise et s’enquérir du prix, puis rejoignait la queue.

Les ménagères palpaient les choux vert pâle, exigeaient celui-ci à la place de celui-là, prenaient l’un d’entre eux pour le soupeser puis vérifiaient son poids sur la balance. Nous autres, les non-professionnels, nous jetions les pommes de chou aux feuilles hérissées dans nos filets à provisions et nous nous éloignions sans attendre la monnaie, le col du manteau relevé jusqu’aux oreilles.

Et c’est alors que je la vis, notre Ruth de Moscou. On ne pouvait pas l’entendre : elle avançait, posant doucement ses bottes de feutre, se penchant vers le sol recouvert d’une fine couche de glace, la bouche cachée sous un châle noir. Je parvins cependant à l’examiner des pieds à la tête, des franges de son châle que le vent faisait ondoyer comme les blés, aux semelles de cuir de ses bottes élimées par la marche. Elle n’était pas jeune, comme l’était son ancêtre biblique qui glanait les épis laissés par les moissonneurs dans les champs écrasés de chaleur de Palestine ; ses paupières plissées laissaient filtrer un regard terne usé par la vie. Et ce n’étaient pas des épis qu’elle ramassait, mais des feuilles de chou fanées, tombées sur le sol.

Pour donner un aspect plus attrayant à leurs choux avant de les disposer sur l’étalage, les commerçants du marché – le style biblique n’aura fait qu’un clin d’œil – en arrachent les feuilles extérieures couvertes de glace. Ils laissent tomber par terre, sous les pieds des passants, les feuilles fanées ou recroquevillées par le gel, ou les jettent dans des caisses destinées aux déchets. Et c’est cela que ramassait la femme au châle noir. Son panier était presque plein lorsque, parvenu au bout de la passerelle, je me retournai pour examiner une nouvelle fois la glaneuse de feuilles. Elle avançait du même pas silencieux, penchée, le regard rivé au sol, afin de ramasser telle feuille de chou aux veines blanches gonflées, froissée et rejetée par les marchands comme par les clients. Elle en avait besoin, elle.

Semblable à Booz, j’observai un instant les mouvements de la femme au châle noir. La vieille légende biblique commençait à s’animer dans ma mémoire. Ruth. La Ruth russe. Il viendra un temps où nous aussi, avec nos paix et nos guerres, nos couronnes de laurier et de chou, nous entrerons dans la légende. En attendant…

Le cristal liquide

I

— Puis-je vous demander la Gazette25 ?

— Enfin, la carte. C’est cela. Mille et un mercis. Qu’est-ce que nous réserve la une aujourd’hui ? Hum… de la soupe aux choux esse-vé26 : des choux sous l’averse. Voilà. Et après ? Des brochettes de pommes de terre. Et voici les patates qui se font passer pour de l’agneau ! De quoi crier au loup. Une fable ! Pas de quoi nourrir… l’esprit. Autrement, il y a… – non, c’est rayé ; et la suite est rayée elle aussi. Jadis, lointain jadis… On entre ici le ventre creux et l’on sort affamé. N’est-ce pas ?

L’homme attablé en face de moi était apparemment en quête d’un sourire. Mais le contact ne se fit pas. Il renonça alors aux questions détournées et se fit plus direct :

— Pourquoi avez-vous laissé vos affaires au vestiaire ? Vous avez payé un rouble, et on va vous rendre un costume de glace à la place de votre manteau. Notre isba des écrivains ne dispute pas avec Dieu : chaud dans la cour, chaud dans l’isba, froid dans la cour… Hé, Micha, quel bon vent ? Vous êtes de retour ? Et la famille ? À Tchistopol ? La mienne ? Encore plus loin.

J’eus le temps d’examiner l’inconnu, tandis qu’il bavardait avec ce Micha que je ne connaissais pas plus. Sous un manteau entrouvert aux larges bords de fourrure mangés aux mites, le triangle sale d’un plastron, un pull-over marron et un gilet noir. Sur la bosse d’un nez long et fin au bout charnu orné d’une rosette, le pince-nez avait du mal à tenir en place. Il allait se fourrer dans la poche du gilet comme pour s’y réchauffer, émergeait pour racler la table de sa tige métallique, puis revenait se percher sur l’arête du nez, posant en équilibre ses ovales dont on ne savait s’ils aidaient ou s’ils gênaient le regard. C’est alors qu’ils se braquèrent sur moi :

— Et vous, excusez-moi, d’où arrivez-vous ? Moi, cela fait déjà deux semaines que je suis rentré de Kazan ; quant à vous, je ne vous ai pas encore aperçu ici, dans notre auge à écrivains, passez-moi l’expression. Vous ne reviendriez pas d’Alma-Ata, par hasard ? La première hirondelle, en quelque sorte ?

— Non. D’ici je suis, ici je reste, pour employer votre style (en admettant que j’aie eu le temps de le saisir).

— Hum… oui. « Le style, c’est l’homme. » Encore que l’homme ne soit pas seulement le style…

À cet instant, un homme en bottes de feutre et veste ouatinée, l’étui du revolver dépassant du côté droit, entra dans le champ de vision de mon voisin de table, marchant entre les fauteuils. Mon voisin courut à sa suite, l’appelant joyeusement et ouvrant déjà les bras – « Combien d’eau a coulé sous les ponts ! » – pour une accolade amicale. Mais il n’y eut pas d’embrassade. Le militaire répondit à voix basse et par monosyllabes. Le bruit des assiettes m’empêchait d’entendre. D’ailleurs je n’écoutais pas.

II

— Bonjour ! Vous avez l’air de vous ennuyer, tout seul. Vous permettez ?

— Non, ça, c’est pour l’ennui. Mais la place est libre.

Et lui, l’homme du précédent chapitre, se laissa tomber dans un fauteuil, comme si nous étions de vieilles connaissances.