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— Ah, ces occupants des places vides… Aucun doute : en pensée, ma femme est assise sur cette chaise vide à côté de nous. Vous êtes bien loin, Zoïa Pétrovna… Enfin, ce n’est pas grave. Là-bas, à Frounzé, elle a un petit magasin, avec tout ce qu’il faut. On attendra la Saint-Barnabé, quand les obus pieu-vent sur les pavés…

Sans réponse de ma part, l’homme qui cherchait à me désennuyer tomba lui-même à l’évidence dans l’ennui. Le pince-nez glissa de sa place, vint heurter la table et fit tinter la poivrière.

— Où est encore passé le garçon ? Quelle bande de fainéants ! Si on commençait par leur donner un pourboire, ils courraient comme des lapins ! Mais là… Comment s’appelle-t-il ? Vous ne savez pas ? Je vais me renseigner.

Et en effet, une minute plus tard, il passait déjà la commande :

— Deux soupes : parfait. Soupe de poisson ? C’est bien triste. On ne pourrait pas transformer le poisson en cochon, par hasard ? Faites un effort, camarade Matelot. Vous avez un beau nom, et vous êtes quelqu’un de bien… Je vous en prie. Impossible ? Eh bien, cher ami, essayez de faire l’impossible !

Le garçon partit vers une autre table. L’attention de mon voisin se concentra à nouveau sur moi :

— Ah, le 16 octobre ! Jour de la grande débine. Qu’est-ce qui leur a pris ? Je n’y comprends rien. Moi, c’est le 13, pas le 16 que je suis parti, excusez du peu. C’est vraiment n’importe quoi ! « À l’assaut ! Hourra !… Et il file à Alma-Ata… » On pourrait dire aussi : « Les uns sont restés sur le pavé – les autres sont planqués en Crimée. » Qu’est-ce que vous en pensez ?

J’eus un frisson de dégoût :

— Et d’où tirez-vous toutes ces… rimes ? Chacun est à son poste.

Je me levai et gagnai une autre table, où une place venait de se libérer. Par bonheur, je n’ai pas d’yeux dans le dos. Je ne pus voir quelle expression arbora le « clubman », ni même s’il changea d’attitude.

III

Le moment est venu d’introduire dans mon récit le mot « clubman ». Notre cantine d’écrivains se transformait de semaine en semaine et assez rapidement. En plus des membres du club, on voyait apparaître des habitués, les clubmen. À côté de la fourchette, un crayon ; à côté de la serviette – oh pardon, celle-ci avait déjà disparu en décembre 1941 – un bloc-notes. Les visiteurs s’attardaient auprès de leurs couverts, et une sorte de mouvement moléculaire apparut dans les deux salles, la petite et la grande, haute de plafond. À côté des bouteilles et des assiettes, les porte-documents firent leur entrée : minces d’abord, puis pleins à craquer. Près du mur, du côté du bar, coupés de nos paires et de nos tierces d’écrivains, les très honorables camarades prirent place dans les confortables fauteuils verts aux dossiers gothiques. Au centre, les poètes et les amis de la poésie se réunissaient autour de deux ou trois tables mises bout à bout. Près de la grille en haut de l’escalier menant à la cave, on trouvait les amis des verres bien remplis. Sous les fenêtres, qui le soir s’habillaient de lourds masques en tissu, des rédacteurs, des employés de la radio et des éditeurs. Dans la grande salle, froide comme une grotte ornée de stalactites, les visiteurs grelottaient, lointains parents de la littérature, venus avec cousins par alliance ou arrière-petits-neveux… Les invités d’honneur du club s’installaient de l’autre côté du couloir aux parois revêtues de bois, derrière une lourde porte en chêne ciselé.

Mes rencontres avec l’homme au pince-nez et au manteau se répétèrent. D’ordinaire il n’était pas seul, mais c’est lui seul qui parlait.

— Pour autant qu’elle bat monnaie avec des métaux nobles, la littérature… c’est de la littérature. Nous, nous avons la ligature. Rien de plus.

Ou encore :

— Ils essaient de faire entrer le théâtre des opérations militaires sur scène. Pauvre chameau – et pauvre aiguille.

Ou bien :

— Parabellum : nous avons déjà le modèle. Il tue à tous les coups. Mais pourquoi ne pas le perfectionner en Si vis pacem ?

Ou bien :

— Cette nuit j’ai rêvé que je m’étais éparpillé en tickets de rationnement. Impossible d’en refaire un carnet…

Ou bien :

— Regardez notre caissier : il fait claquer son boulier derrière le comptoir. Vous connaissez l’histoire du pope ? Laquelle ? Celle-ci : « On livre des cierges au monastère, il faut bien compter les caisses ; le pope n’a pas de boulier, il se sert de son chapelet. » Hein ?

Un jour que mon regard avait croisé le sien, le clubman ajouta à voix basse :

— Je vous fais l’effet de quelqu’un de pas bien sympathique ? Je le sais. Et je cherche à m’améliorer : devenir franchement antipathique, et plus seulement peu sympathique. Qu’en dites-vous ? Allez-vous encore me faire l’aumône d’un silence méprisant ? Hein ?

Je répondis :

— Je ne vais pas vous féliciter. Ni vous blâmer. La question n’est pas que vous soyez antipathique, mais…

— Mais ?…

— Que vous êtes un cristal liquide.

— Comment ?

— Un cristal liquide. Il y a longtemps que le savant Loeb a découvert ce phénomène dans les règnes animal et végétal. Reste à porter notre attention sur l’espèce supérieure : ici, la guerre a pour ainsi dire déstructuré l’homme pour créer des configurations psychiques extrêmement instables. Quelque chose d’analogue aux cristaux liquides. Si l’expérience – ou plutôt l’expérimentation – mise au point par l’agresseur se prolonge, le liquide précipitera et vous vous transformerez effectivement de quelqu’un de peu sympathique en antipathique avéré. Mais je ne crois pas à la victoire de la guerre, je mise sur la paix. Vous n’aurez pas le temps d’atteindre le summum du répugnant. Bien plus probablement, vous commencerez bientôt, ne vous en déplaise, à sombrer dans la bonté…

— Non, la bonté n’est pas ma tasse de thé.

— Eh bien, c’est un bon signe. Vous, les cristaux liquides, vous prenez les formes les plus diverses : les uns sont attirés vers le pôle positif, les autres vers le négatif, mais tout cela n’a qu’un temps. La guerre passera, comme passeront les états instables. Il faut les observer et les fixer dès maintenant, pendant qu’il est encore temps. La lumière détruit les images sur une pellicule qu’on n’a pas encore développée. N’est-ce pas ?

Je me levai. Je devais partir. Une poignée de main s’esquissa mais les paumes s’éloignèrent.

Le mi bémol offensé

Dans la fosse d’orchestre, les coudes et les archets se mettent en mouvement. Le rideau s’ouvre. De la salle vide, le froid gagne la scène. On en a assez, du froid. Ce n’est pourtant pas l’avis de janvier.

Au fond de la salle, près du mur, deux décors enroulés : la forêt et le ciel bleu d’Italie.

Le chef d’orchestre – le seul sans gants ni manteau – frappe le pupitre de sa baguette :

— Quarante-trois. Deux mesures avant.

Commence une scène de danse, greffée entre le chœur et le solo. L’air lent du menuet. Les danseurs comptent leurs pas et leurs révérences avec une précision mécanique ; ils portent des chaussons, des chaussures et des chandails légers qui n’alourdissent pas leurs fines silhouettes. Une seule danseuse est vêtue d’un manteau de fourrure au col épais ; ses cheveux sont couverts d’un bonnet de laine et ses jambes disparaissent dans de larges bottes de feutre. Les mouvements du menuet sont lents, mais les bottes de feutre sont encore plus endormies ; elles parviennent mal à suivre les tours et les changements de position, et opposent une résistance farouche au jeu de jambes.

Mais ni le chef d’orchestre ni le metteur en scène ne font d’observations à l’actrice. Ce n’est pas une ballerine, c’est un soprano, qui s’est trouvé dans le monde de la danse par le hasard du scénario, et seulement pour une dizaine de mesures. C’est la voix, hôte improbable venu du monde vocal pur pour visiter un instant celui des pointes, des pas et des entrechats, où tout se meut ponctuellement, avec la précision des planètes tournant sur l’orbite qui leur a été destinée. En outre, ce n’est qu’une esquisse de répétition ; il faut être prévenant avec les étrangers et veiller sur la voix comme on tient à la prunelle de ses yeux, ou plutôt à un cristal précieux qu’un geste maladroit suffirait à faire glisser des mains et…