— Oui, dit le baryton en toussant dans ses mains : les cordes vocales cassées – c’est bien ce qu’il a dit : « cassées » ; quant à l’arrêt de travail, je peux toujours courir… l’enfoiré. Il m’a prescrit un sirop, mais pour le congé… « Bien agiter avant l’emploi »… Merci bien. Si je t’attrape, Diafoirus, tu vas voir si je vais t’agiter…
Et le chanteur, comme pour expliciter ses paroles, sort de la poche gauche de son manteau un flacon de médicament enrobé dans son ordonnance. Ses auditeurs – le petit aide du metteur en scène, affublé d’une chapka de sportif à visière gigantesque qui glisse sur son nez en clé de sol, et le décorateur, long et efflanqué, qui n’a comme couvre-chef qu’une tonsure ronde et rouge comme la calotte d’un cardinal – examinent attentivement le liquide roux qui s’agite dans son flacon et hochent la tête avec compassion.
— Il aurait mieux fait de te prescrire de la gnôle, cinq cents gouttes par prise, hein ?
— Ouais. Ça aurait fait l’affaire. Seulement, on se demande ce qu’on aurait bouffé avec. Des briques ? On a une vraie fanfare dans le ventre, on dirait l’enterrement d’un général, et ils voudraient encore qu’on chante…
C’est alors que la prima donna passe devant eux avec ses bottes de feutre. Maintenant, elle s’est enveloppé la tête d’une soie bleue qui frémit sous son souffle.
Les hommes s’écartent. La visière de l’aide s’incline respectueusement. En réponse, rien qu’un mouvement des cils et le pas feutré de bottes qui s’éloigne. Le décorateur tourne ses épaules osseuses :
— Eh ben mon vieux… Tel un nuage dans l’azur…
La visière reprend sa place sur la tête hirsute de l’aide avec un sursaut de mécontentement :
— Tu parles d’un nuage ! Rien que de l’eau, plutôt. Bon, qu’elle aille au diable. Allez, du balai, Majesté…
— Tout de même, dit le baryton en se raclant la gorge, la voix, c’est un instrument délicat. Rien à faire.
— Je comprends, mais quand même…
— T’y comprends rien. Un pot en faïence – comme moi, disons – c’est une chose ; mais un vase de porcelaine, c’est une tout autre affaire…
— C’est vrai, acquiesce le décorateur. Quand elle chante l’air de Rosine dans Le Barbier, au deuxième acte, alors moi, moi…
— Je reste planté comme un piquet, à gober les mouches, conclut du tac au tac l’aide du metteur en scène.
— Exact. Et tout le théâtre est comme ça, dit le baryton pour soutenir le décorateur. Quand elle monte dans les aigus, on dirait un rossignol. Et toi, tu viens nous raconter…
— Moi, je vais vous dire à tous les deux, les gars, coupe l’homme à la chapka de sportif. J’ai pas de temps à perdre avec vous. Attendez une minute, bougez pas, je vais vous apporter deux épées de mousquetaire. Compris ?
— Qu’est-ce que c’est que ces salades, espèce d’enfoiré ?
— C’est que je suis pas votre témoin. Débrouillez-vous. En place, étripez-vous, pauvres types. C’est que le nuage, en haut des deux, il vous pisse dessus à tous les deux.
Et sans attendre la réplique, ou peut-être pire, l’aide plonge d’un bond dans le passage qui sépare le mur des coulisses. Après avoir échangé un regard silencieux, le chanteur et le décorateur partent chacun de son côté.
L’opéra met un certain temps à passer du campement musical à l’air libre du théâtre. Comme les graines et les bulbes qui poussent d’abord en serre, puis échangent leur maison de verre contre des plates-bandes à ciel ouvert.
Par ce rude hiver, exactement comme par le passé, le théâtre se préparait à la générale. C’était une œuvre éprouvée, un vrai classique. Il y était question d’un amour éthéré et d’une haine inextinguible, comme dans tous les opéras pathétiques. La facture de l’œuvre promise au public exigeait une grande virtuosité vocale, capable de surmonter les difficultés de tessiture. Le rôle principal était écrit pour un soprano colorature.
C’est le piano qui se mettait le premier au travail. Puis l’étroit chemin ouvrait sur une large route. Sur le pupitre du chef, les pages de la partition formaient un petit tas blanc. Le clavier avait couru après la voix, et c’était désormais la symphonie des archets et des anches qui annonçait son arrivée triomphale, déroulait un tapis de sons sous son pas léger, le mouvement du crin et le pincement des cordes tendues comme un arc venant l’aider à monter jusqu’aux aigus qui débordaient la portée et à rester sur la fermata. Bref, les répétitions furent transportées sur la scène ; l’orchestre était complet, mais, dans la salle, il n’y avait que trois personnes auprès d’une petite table dans un cercle de lumière.
Mais voici que l’une d’elles frappe la table de son crayon. Trébuchant sur sa note, le ténor s’arrête.
— Où est l’émotion ? – s’enquiert-on près de la table. Vous n’êtes pas en train de demander l’heure à un passant, mais qu’on vous accorde une entrevue. Comprenez-le. Réveillez l’émotion : ça dort, tout ça.
— Laissez dormir. Quand il faudra la réveiller, on la réveillera, grogne le chanteur mécontent en piétinant sur place – et puis d’abord…
— Quoi, « d’abord » ?
— Donnez-moi un beefsteak bien saignant, et vous aurez une aria bien émouvante. J’ai deux mesures forte dans les aigus, et mon diaphragme s’effondre, je n’ai pas de point d’appui.
Un silence. Puis de nouveau le bruit sec du crayon du metteur en scène. Pour finir, un bref :
— Poursuivons.
La répétition reprend. Arrive la scène principale de l’opéra, son point culminant : le récitatif et l’aria de l’héroïne. C’est un hymne à l’amour lancé à la face de la mort. De la musique, dont on ne peut parler qu’en termes de musique. Ou alors avec les mots de Shakespeare, comment est-ce déjà… « Écoute ! Entends-tu la voix de l’alouette à la porte du Paradis ? » À cet endroit de la partition, le compositeur se montre très généreux envers la cantatrice, mais il exige beaucoup en retour. Telle une alouette décrivant des cercles au-dessus des bruits et de la rumeur de la terre, la voix doit bondir de quatre octaves vers le mi bémol le plus haut de la soprano et tenir à ce point culminant pendant six mesures. Cela implique une tension extrême de tout l’appareil vocal, une grande virtuosité, et ne va pas sans risque. C’est le saut de la mort sous le chapiteau, bien au-dessus de la piste et des yeux levés de la foule, lorsque, selon la tradition, l’orchestre du cirque se tait. On remarquera que le compositeur a transposé sur la scène de l’opéra cette tradition du cirque. Durant les six mesures, il laisse la voix seule, étouffant l’orchestre, retirant le filet des sons : c’est à toi seule maintenant.
Juste avant l’instant crucial, les coulisses habituellement vides se remplissent. En plus des artistes qui jouent dans l’opéra, on en voit arriver d’autres qui n’ont pas de répétitions. Le perruquier, le caissier et la serveuse du foyer viennent également assister au « saut de la mort ».
Des centaines de poitrines entourent en cet instant la cantatrice dont la voix monte d’un pas souple sur les marches abruptes de l’air menant aux mesures finales. On pourrait compter les souffles jaillissant de ces poitrines : ils sortent des bouches en un faisceau de buée glacée, se dissipent, puis viennent à nouveau former des cercles semblables à des salves silencieuses au-dessus du canon des bouches.