On approche. Voici le dernier gruppetto avant le grand saut. Une pause. On y est.
Et soudain la voix de la cantatrice retombe d’une octave ; au lieu se s’envoler vers les hauteurs, le mi bémol tant attendu descend cinq touches noires et sept blanches et revient à son point de départ ; l’alouette, qui a presque touché du bout de son aile tremblante la porte du Paradis, redescend vers la terre pour regagner son nid.
Les mains de la prima donna se cachent dans son manchon, et sa voix sortant de son col de fourrure prend un ton sourd et mauvais, comme étouffée par une sourdine :
— Je ne peux pas chanter dans une salle non chauffée. C’est une torture. C’est… il n’y a pas de mots pour cela.
La soprano quitte la scène d’un pas rapide. L’action se situe maintenant dans sa loge. Le metteur en scène et le directeur tentent à qui mieux-mieux de persuader la cantatrice : et ce sont les « cela ne se fait pas », et les « pensez aux autres », et l’on va jusqu’à prononcer timidement le mot « discipline » que le metteur en scène a mis de côté comme dernier argument. Rien n’y fait. Misant sur la douceur, le directeur explique que le printemps est proche, qu’il n’y a pas de charbon, mais qu’il y a le public, les spectateurs dont chacun communique à l’air ambiant six calories à l’heure, ce qui, multiplié par le nombre de places et ajouté à… Mais les sourcils froncés et la moue méprisante de la prima donna ne disent qu’une chose : cela ne prend pas.
On appelle le chef d’orchestre. Trois logiques s’appliquent à la convaincre. Au plus fort de la discussion, le chef déclare qu’il serait prêt à jeter au feu et lui-même et son frac et sa baguette, si seulement cela pouvait réchauffer le mi bémol de la grande diva qui fait pâlir la gloire de la Patti et de la Sontag. Mais rien n’y fait, ni la flatterie, ni les excuses les plus plates, ni les trois paires de bras qu’on lève au ciel en tirant argument des circonstances particulières et du temps de guerre. Et le mi bémol, tel un cheval qui, démarrant avant le signal, saboterait la course, remet en question le succès de la première.
En partant, le directeur referme précautionneusement la porte de la loge, mais fait claquer celle de son bureau :
— Un vrai diable en jupons ! Je te ficherais bien un coup de bâton, et tu me l’enfourcherais, ton mi bémol, comme si c’était Pégase ! Mais qu’est-ce que je peux faire avec cette bonne femme ? Toujours la même rengaine : « Ma voix, je vais perdre ma voix avec ce froid, ces courants d’air. » Que le vent l’emporte !
Le metteur en scène grommelle en tambourinant nerveusement sur la table :
— Ouais… Après tout, une note de plus, une note de moins. C’est le rôle qui compte…
— Quoi, le rôle – le directeur frappe du poing le dossier de la chaise – ce n’est pas une pantomime, c’est un opéra, et l’air final, c’est justement cela qui fait le rôle. C’est l’atout maître, pas du ratatout ! Une sacrée sainte-nitouche, la Mimosa Chrysanthémovna. Son mi bémol est offensé ! C’est qu’elle veut avoir chaud ; et nous alors, on aime le froid, on réclame des bonbons glacés ? Je t’enverrais bien en Enfer, tu verrais s’il y fait chaud !
L’air d’avoir épuisé toute son énergie dans la loge de la prima donna, le chef d’orchestre conclut calmement :
— Tant pis. Faisons contre mauvaise fortune bon cœur. C’est en vain que tu cachais ta gorge de rossignol dans la fourrure de la zibeline. Vous avez trouvé le mot : le mi bémol offensé.
Et l’on fît bon cœur contre mauvaise fortune. Chaque fois que l’on approchait des six dernières mesures de l’aria, le chef comptait leur durée d’un air lugubre. L’orchestre et la cantatrice restaient silencieux. Il n’y avait plus personne pour écouter dans les coulisses. Et dans la salle, derrière le cercle jaune de la lampe du metteur en scène, plus rien, pas une âme… que les ténèbres et les rangées des fauteuils indifférents. Inabordables, avec leurs accoudoirs et leurs dossiers de bois.
Au début, la cantatrice essayait d’ignorer ce froid supplémentaire, cette disparition de la chaleur psychologique qui l’entourait peu de temps auparavant, et pour laquelle on n’a pas encore inventé de thermomètre. À peine approchait-elle le cercle de ses camarades que celui-ci se brisait. Les salutations se limitaient à un hochement de tête. À son apparition, les conversations s’éteignaient. Une seule fois, tandis qu’elle cherchait à contourner un groupe d’hommes (ils fumaient, c’est mauvais pour la voix), elle put distinguer un murmure à peine audible mais bien articulé : « Le mi bémol offensé. » Qui avait bien pu dire cela ? Au fond, qu’importait… Mais le lendemain matin, comme la radio déjà réveillée tirait du sommeil…
Ici, l’auteur de cet essai se voit obligé de courir à la recherche de notre personnage. Il semblerait qu’à s’en tenir à l’esquisse du caractère, on pourrait en quelque sorte se contenter de ses contours géométriques, de ses paramètres professionnels : cantatrice, soprano colorature, prima donna, et ainsi de suite. Mais dès que l’on dirige son attention de la circonférence vers le centre, dès que l’on prend en considération le profil psychique de la personne étudiée, on ne saurait se passer d’un nom.
Dans son enfance, on appelait l’artiste réveillée par la radio Galka ou Galotchka ; à présent, toute la troupe, du directeur à la balayeuse, la nomme Galina Alexandrovna ; en elle-même, elle s’appelle Galka quand son humeur chante en majeur, Alionouchka27 quand elle pleure en mineur. Aujourd’hui, à travers l’épaisseur de deux murs, elle a reconnu la voix de son partenaire le baryton, cette voix qui a osé hier… (il est vrai qu’il lui tournait le dos et ne pouvait la voir), qui a osé dire : « Le mi bémol offensé. » Et elle, Galka, qui avait la naïveté de croire qu’elle était pour lui… Mais qui pense à la pauvre Alionouchka : incomprise, toute seulette, elle penche la tête vers ses genoux, assise au bord des eaux sombres, et… et Galina Alexandrovna se couvrit les oreilles de son oreiller et chercha refuge dans ses rêves, mais eux aussi la rejetèrent, comme s’ils voulaient dire : « Le songe d’une nuit d’hiver est terminé, et nous – fantômes de ce rêve – nous ôtons nos masques ; le rideau est tombé ; donnez-vous la peine d’entrer dans la réalité de l’hiver, les tempêtes de neige et le théâtre non chauffé, et de chanter d’une voix transie de froid pour des cœurs de glace. »
Enveloppée dans sa couverture ouatinée, la cantatrice s’assit sur son lit, penchant la tête vers ses genoux qu’enserraient ses doigts noués, et des images se mirent à défiler sous ses paupières closes : Galotchka, la petite chérie de sa maman ; Galka, l’adolescente maigre, ses vieux livres d’école sous le bras, sa longue natte descendant jusqu’aux reins ; Galka, la joyeuse étudiante du Conservatoire qui, la nuit, assise devant son piano de location, ayant mis la sourdine, apprenait son premier solo en chantant à mi-voix pour ne pas réveiller les voisins, ses doigts touchant le clavier avec autant de douceur que son souffle effleurait ses cordes vocales ; Galina Alexandrovna, « notre Galina Alexandrovna », que la salle applaudissait à tout rompre et que les archets de l’orchestre saluaient respectueusement en frappant les pupitres. Et c’était maintenant la pauvre Alionouchka de Vasnetsov, offerte à toutes les offenses, assise sous un saule pleureur, ou plutôt sous le ciel figé de l’hiver, les pieds reposant près du trou noir percé dans la glace.
Cependant, les jours avançaient en file indienne. Vint l’heure de la générale. Dans la salle, outre la fine équipe du metteur en scène, réunie à son habitude autour de la lampe comme autour d’un feu de verre, on comptait encore deux ou trois dizaines de proches. Les acteurs avaient leur costume de scène.