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Le collectif qui s’acheminait vers la première, dont la date avait déjà été annoncée par les affiches, avait subi quelques pertes. Ainsi le ténor qui rêvait d’un beefsteak avait-il été mis hors de combat par une pneumonie. Il fut remplacé par un autre chanteur dont on exigea également de l’expression et de l’émotion. Comme il faisait ses dernières recommandations à la doublure avant qu’il n’entamât son grand air, le metteur en scène employait des moyens toujours nouveaux pour stimuler l’imagination transie de l’artiste :

— Comprenez, cher ami, vous n’êtes pas en train de quémander une ration de campagne, vous implorez l’amour. Il doit y avoir de la passion dans votre voix, cette passion terrestre qui flambe et qui fait naître des enfants… eh oui… et pas des canards dans les aigus.

Le metteur en scène redoublait d’efforts à l’occasion des tableaux d’ensemble. Le chœur des paysans, qui chantaient et avançaient au rythme du mouvement des faux et des faucilles, tenait à peine debout tant on avait répété la scène :

— On est comme les épis, grognait le chef du chœur qui donnait le la au chant de la moisson : Couché ! Debout ! Assis ! Marche ! Stop ! Vous vous dressiez – et maintenant pliez sous la faux ; bientôt on vous battra et on vous ligotera en botte… Dans leurs têtes, non seulement le grain n’est pas encore germé, mais il n’est même pas semé.

Cependant, bien que tout le monde fût mécontent et épuisé, la répétition allait bon train. La toute première apparition de l’héroïne donna de l’entrain à la générale. À la voix fraîche et vibrante de la cantatrice répondait le chœur des premiers violons, et le ciel bleu en carton qui servait de fond à l’action sembla prendre de la profondeur et de l’espace ; aux trilles aériennes qui volaient au sommet de la deuxième octave firent écho les arpèges de la harpe et les roucoulements du basson et des clarinettes.

L’introduction du deuxième acte ressemblait à un zéphyr qui aurait glissé sur les cordes pour annoncer la venue du printemps. Le duo de la soprano colorature et du baryton, à qui l’orchestre avait prêté son thème, chantait solennellement et triomphalement la gloire du printemps, au son des ruisseaux naissants.

Galina Alexandrovna se rappelait, non pas seulement dans sa mémoire, mais dans toutes les fibres de son corps, la jeune fille Galka qu’elle avait été à l’aube de sa vie. Et elles chantaient ensemble, Galina et Galka, la femme et la jeune fille, le printemps et l’été de la vie. Parallèle à sa voix, courait celle de son partenaire, la chère voix du baryton-basse, fidèle et amoureuse… Leurs lèvres n’avaient pas le droit de se rejoindre – ainsi le voulait le scénario – mais depuis longtemps déjà, depuis plus de dix mesures, elles s’étaient unies comme se croisent les rayons des projecteurs.

Le tableau était fini. Le moment crucial approchait. Assise dans sa loge devant son miroir, Galina Alexandrovna rajustait son maquillage d’un coup de pinceau. Maintenant, il allait retentir, le mi bémol enfin depuis tant de jours. Vivement cet instant.

Comme en réponse à ses pensées, retentit au-delà des murs le glissando strident de la sirène : une alerte…

Dans le couloir, des pas précipités, les uns derrière les autres. Quelque part au loin, le staccato métallique des batteries antiaériennes. Là-haut, comme un écho étouffé, le bruit sourd des explosions. À contretemps, un choc fort et profond fit tinter d’une voix de fausset les pendeloques de verre de la lampe.

On courait. Au loin, une porte claqua. La lumière baissa jusqu’à ne plus laisser voir qu’un fil rougeâtre dans l’ampoule. Autour, tout était silencieux, comme dans la salle du théâtre, lorsque toutes les portes sont fermées et que la rampe s’allume.

Un nouveau coup fit trembler nerveusement la table de toilette, le cadre et le verre du miroir ainsi que tout l’espace qu’il attirait en lui.

Le rideau se leva.

Soudain, l’orchestre qui grondait là-haut, au-dessus des toits, interrompit son ouverture. Et elle se mit à chanter, et elle chanta l’air qui ne voulait plus attendre. Dans le théâtre désert et abandonné, la voix chantait d’elle-même. Il n’y avait ni chef d’orchestre ni salle comble. Le cœur battait la mesure, et seule l’âme écoutait. La voix montait, tel un marcheur solitaire sur un sentier de montagne grimpant vers les sommets. Cette voix libre et heureuse, chantait pour la ville et pour le monde, pour les abris et pour les cimetières, ne leur promettant rien qu’elle-même, une voix chaude et vivante, toute vibrante. Les six mesures approchèrent – et le mi bémol, tel l’oiseau effrayé par un promeneur, se détacha du sommet, s’éleva dans les airs et plana tout là-haut dans le ciel.

L’intendant

Les joues rondes, le nez rond, les yeux ronds comme des billes, il louvoie, tel un bateau-pilote, entre les récifs des tables. De temps à autre, des voix l’arrêtent :

— Ilia Ilitch, il n’y a pas de cuillères !

— Il y a de la farine dans le sucre. N’importe quoi !

— Le pain ne fait pas le poids. Et les rations ?…

Ilia Ilitch tourne la tête vers la question et, tout en rondeurs, dans un sourire, répond tranquillement :

— Au Paradis, en guise de cuillère Adam avait sa main et en guise de fourchette, ceci…

Et il écarte cinq doigts ronds.

— Écoute, Ilia, arrête – grogne une voix grave et rocailleuse -arrête de blaguer et boucle-la ! Trente grammes de sucre, ça fait juste un verre et demi… On ne va pas se mettre à faire des fractions !

— On peut même se mettre à additionner les infiniment petits – répond l’intendant dont l’épaule droite décrit un arc de cercle en direction de la nouvelle voix – j’aurai simplement plus de boulot. Mais qui peut le moins peut le plus…

Et, se coulant dans l’ouverture de la porte, l’intendant plonge dans les odeurs lourdes et épicées de la cuisine.

Dans son dos :

— Et roule la petite boule.

— T’as vu son pantalon ! Il y a encore de quoi… C’est comme s’il disait : « Vas-y, Iliouchetchka, tu peux encore grossir, il reste de la place ! »

— Cela dit, il faut être juste, camarades. Notre Ilia Ilitch, quand il veut obtenir quelque chose, il remue ciel et terre.

— Et qu’est-ce qu’il obtient… Un soufflé de bois, fourré à la viande. Tu connais la devinette ?

— Pouah ! Tu m’as coupé l’appétit.

— Tant mieux pour toi. Qu’il crève, ce maudit appétit ! Il te suit à la trace, comme un cabot, en claquant du bec.

Personne n’a jamais vu Ilia Ilitch toucher de la nourriture. Ses yeux, qui bougent sous leurs arcades sourcilières comme les petits plateaux d’une balance de pharmacie sous leur anse, soupèsent tout, mesurent tout, estiment, comptent et recomptent. Mais si jamais on lui offre un verre de vin tout en se plaignant de la bouillasse qu’on sert en guise de soupe, ou si on lui tend une cigarette, il refuse d’un signe de tête :

— Je ne bois jamais. C’est vrai, il aurait fallu le passer, le potage, on va vous le changer. Le tabac, ce n’est pas dans mon habitude ; et puis, je n’ai pas le temps. Excusez-moi.

Et pourtant, son teint fleuri ne pâlit pas, et ses joues restent rondes et fermes.

— Tu sais, Ilia – lui dit son copain, le garçon Tabelkine – tu devrais maigrir, au moins pour la forme. Sinon, tu comprends, ta bedaine, c’est un véritable accusateur public.

— Ce n’est pas le pire. Il y a aussi notre bonhomme aux six z’yeux ; tu sais, dès qu’il me croise, il braque sur moi ses lunettes, et il rajoute son pince-nez, plus ses deux yeux à lui, et puis il me dit : « Vous fondez comme le sucre dans le thé ; si je soustrais ce que vous perdez, il n’y a plus que le reste : cent livres de graisse, cent livres de viande. »