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— Tout ça, c’est des salades. Pour des écrivains, c’est normal. Ils ont l’habitude de compter à la ligne : je te donne un mot, tu me donnes un kopeck. Et nous qui travaillons comme des dératés…

Et le garçon, maintenant son plateau en équilibre, se précipite vers les bras levés des clients attablés.

— Vous savez – me dit mon voisin de table, serrant de ses doigts rougis et gonflés par le froid son verre de thé vert pâle – notre Ilia Ilitch avec son ventre tendu comme une peau de tambour, en fait, c’est un psychologue. Et même un philosophe, il faut bien l’avouer. Hier, un type a balancé sa petite cuillère en criant : « Une petite cuillère ! Vous pourriez m’en donner deux douzaines… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, s’il n’y a pas de sucre ! » Alors notre intendant : « Ne vous en faites pas, camarade. La petite cuillère, elle a de la psychologie : vous la tournez deux ou trois fois, et voilà, vous avez l’impression qu’il y a du sucre dans votre eau tiède. Ce n’est pas nous qui avons inventé le réflexe conditionné, c’est vous autres, les savants. » L’autre en est resté bouche bée. Une autre fois, il y a une semaine, je passais dans le couloir devant l’intendance ; la cantine était déjà fermée (j’avais été retenu), la porte était fermée au verrou ; alors, je me suis dirigé vers l’escalier de service. Et là, imaginez, j’aperçois notre Ilia Ilitch assis dans le coin de la pièce sous une ampoule de quinze watts, qui fait des additions sur son boulier. À côté de lui, un bout de papier, avec des chiffres en escalier. « Qu’est-ce que vous mijotez ? – Eh bien, dit-il, je voudrais calculer en gros, comme ça, à la tonne près, de combien a maigri notre vieille Europe. – Comment cela ? – Eh bien voilà, si on la chiffre en millions de bouches, l’Europe en question, si on tient compte de la baisse et de qualité et de quantité de la nourriture, alors il apparaît que l’Européen moyen a sans doute perdu environ treize à quinze pour cent de son poids initial. Puisque, selon les statistiques, la nature veut que la moyenne pour un homme soit d’environ 70 kg… Après quoi, les chiffres et les indices des tableaux parlent d’eux-mêmes. Vous additionnez, vous rajoutez deux zéros, et voilà, on voit que notre brave Europe est moins lourde qu’auparavant, je veux dire avant le premier coup de feu, environ de tant de tonnes… » Et alors il me montre un chiffon de papier – et lui-même a l’air tout chiffonné.

Un jour, je surpris Ilia Ilitch en train de faire un discours, non pas perché sur une table, mais entre deux tables. Il était dressé entre les guéridons, barrant presque la route aux allées et venues des garçons. La main gauche dans la poche, la droite comptant les arguments sur ses doigts. Le pouce et l’index étaient déjà levés (j’étais en retard) ; le majeur allait suivre.

— Hier, par exemple, le froid m’a chassé dans un cinéma. Tiens donc, je pense, je vais regarder le spectacle et les spectacleurs (l’intendant trébucha légèrement sur le mot inventé). Et qu’est-ce qu’on m’a proposé ? Parce que l’écran, vous savez, c’est comme une nappe, c’est du pareil au même. Eh oui. On passait L’Orage d’après Ostrovski, ou peut-être bien d’après quelqu’un d’autre. Alors imaginez : Katérina, l’amour, la nuit sur la Volga, et tout, j’ai regardé d’un œil ; mais voilà qu’arrive la scène du banquet : des bouteilles, des assiettes, du bien cuit, du mieux cuit – la nuit se met à bouger, tout le monde s’en met plein les yeux. Oui, le peuple a faim. Pas seulement dans l’estomac, mais surtout dans la tête. Et vous autres, les écrivains, vous devriez bien… Ou encore cet autre film, Le Berger et la Porchère. Il y a un slogan : « Même la porcherie, il faut la chauffer. » Tout est là. Quant à l’homme, c’est l’espoir qui le réchauffe.

Ilia Ilitch n’aime pas les mauvais payeurs. Surtout les soiffards.

— Je crois à la vie, dit-il, pas à l’eau-de-vie. Cela dit… ici, on ne baptise pas la vodka. »

— C’est-à-dire ?

— On ne l’a pas noyée dans la flotte. Vodka pure. Tu bois, tu payes. Ce n’est pas l’habit qui fait le moine, c’est le portefeuille. Sinon… Prenez le crématorium. C’est que j’habite tout près. Je sors le matin et je regarde : ça fume ? Ça fume. Là-dedans, tout est nickel. Je suis venu voir les bureaux ; sur la table, il y a des urnes de verre, pour qu’on voie bien : à l’intérieur, des cendres, les vraies, avec un os récalcitrant, qui a refusé de brûler. « Et qu’est-ce qu’ils vous ont fait, je demande, pour que vous prolongiez leur chemin de croix ? – C’étaient des mauvais payeurs », on répond. Là, je dis bravo. C’est ce qu’il faudrait chez nous. Parce que…

Parfois l’intendant vient suivre des conférences ou des lectures publiques. Il s’assied dans un coin et se tait. Il est vrai qu’une fois il a pris la parole.

La discussion portait sur le manuscrit qu’on venait de lire. Certains trouvaient que l’auteur voyait la vie en rose, d’autres non. Quelqu’un cita Léon Tolstoï qui conseillait, paraît-il, aux observateurs de la vie de chausser les lunettes bleues de la raison.

Ilia Ilitch se leva et demanda timidement :

— Et si on y regardait à l’œil nu ?

Et, sans attendre un instant, il se dirigea vers la porte. Plusieurs voix essayèrent de le retenir : « Comment cela ? », « Développez votre pensée ! », « Je proteste ! »

L’orateur s’arrêta sur le seuil :

— Vous entendez, ça klaxonne. C’est le camion qui klaxonne. On livre les conserves. J’ai à faire, là-bas. Excusez-moi.

Et il disparut derrière la porte soigneusement fermée.

Jeunes filles à la fontaine

L’eau gèle dans les tuyaux. Bien, si l’eau ne va pas à l’homme, c’est l’homme qui ira à l’eau. Les ménagères se sont munies de seaux et de cuvettes. Quant à moi, avec mon manque d’habileté et de sens pratique, j’ai pris une bouteille qui traînait dans un coin et je suis parti chercher de l’eau.

Sur fond bleu, des lettres blanches qui parlent de boissons. Jus de fruits, eaux minérales, et ainsi de suite. Derrière le comptoir surmonté de trois cylindres de verre vides munis de trois petits robinets, on voit la jeune fille numéro 1, les mains cachées dans ses manches. Par-dessus un manteau au col de fourrure rajouté, elle porte une blouse blanche propre.

— Une bouteille d’eau gazeuse, s’il vous plaît.

— On vend au verre.

— Va pour les verres. Ce serait plus facile avec un entonnoir.

— On n’en a pas. D’ailleurs, c’est interdit.

— Qu’est-ce qui est interdit ?

— D’emporter l’eau. Buvez ici.

— Alors il faudra aussi que je me lave ici. Vous comprenez, dans notre immeuble…

— Je n’ai rien à faire de votre immeuble. Vous buvez, ou pas ?

— Impossible.

Le bruit de nos voix fait sortir de l’arrière-boutique la jeune fille numéro 2. Elle fait le geste de dire : c’est possible.

C’est alors seulement que je le remarque : contre le mur, près d’une petite table, se tient un gamin d’une douzaine d’années. Il y a quatre verres devant lui. Deux d’entre eux font encore des bulles, le troisième s’est calmé ; il porte le quatrième à sa bouche ouverte en entonnoir, et avale un liquide froid à lui brûler la langue.

Pas de commentaire. Le sténogramme (écrit de mémoire) de cette première conversation s’arrête là.

Deuxième conversation.

Je tiens la bouteille cachée dans la poche de mon manteau. Devant moi, les jeunes filles numéro 1 et 2. Une autre encore : la jeune fille numéro 3. Je suis devant un tribunal :

— Un verre. Ou plutôt quatre. Je vais moi-même…

— Les verres sont là. Mais il n’y a pas d’eau. La boutique est fermée.