— Mais la porte est ouverte, non ?
— La porte est ouverte, mais la boutique est fermée.
— C’est pourtant bien la porte de la boutique…
Je me sens pris dans un filet qui ne pêche ni chair ni poisson :
— Et pourtant vous êtes là !
— On nous a mises là, nous sommes là.
— Pourtant…
C’est la porte qui, se refermant avec bruit, eut le dernier mot.
Troisième conversation.
Le magasin est plongé dans la pénombre. Près du comptoir, dans la lumière vacillante d’une lampe à pétrole, la tête de la jeune fille numéro 2 et un livre ouvert. J’entends un bruit d’eau : Dieu est avec moi.
— Bon, j’ai même apporté un entonnoir. S’il vous plaît…
— Je ne peux pas vous servir.
— Mais il y a bien de l’eau.
— Il y a de l’eau, mais pas de lumière. La boutique est fermée.
— Vous êtes pourtant bien en train de lire, bon sang !
— Je vous prie de sortir, citoyen. Vous allez faire s’éteindre la lampe. Si je lis, c’est mon affaire. J’ai été assez claire : il n’y a rien à vendre.
Les numéros 1 et 3 jettent un regard inquiet par la porte entrebâillée.
Quatrième conversation.
Il fait sombre. Pas plus d’électricité que de lampe à pétrole. J’interroge l’obscurité :
— Est-ce qu’il y a de l’eau ?
L’obscurité répond :
— Oui.
— Où est donc la lampe à pétrole ?
— Fini.
— Quoi ?
— Le pétrole.
— Alors…
Me retournant vers le seuil, j’ouvre toute grande la porte et, dans la vive lumière du jour d’hiver, le visage des trois jeunes filles à la fontaine, le comptoir en faux marbre et les tuyaux en verre des robinets s’éclairent.
En réponse, trois éclats de voix criardes :
— Fermez la porte ! Immédiatement. Et il est censé être bien élevé !
— Donnez-moi de l’eau. Remplissez la bouteille jusqu’au goulot. Alors je la fermerai.
Telle une foule de fantômes assoiffés, des bouffées d’air glacé pénètrent derrière moi.
Ce n’est plus un cri, mais un murmure transi de froid que j’entends à présent :
— Écoutez. Fermez. Vous ne voyez donc pas… Ça ne se fait pas !
— De l’eau.
Un instant plus tard, je pose trois pièces sur le comptoir. La lourde bouteille glisse dans la poche de mon manteau.
Tandis que je refermais doucement derrière moi la porte caparaçonnée, j’entendis comme un bruissement de soie :
— Votre monnaie !
L’homme qui lit
Je ne sais comment l’appeler. Un lecteur ? Non, le mot fait penser à des rayonnages, aux tables et aux lampes d’une salle de lecture. Ici, il n’y a qu’un mur de brique et, devant le nez de celui qui lit, en guise de pupitre, le dos de l’homme à qui il vient de demander, juste avant d’ouvrir son livre : « Vous êtes bien le dernier ? »
Ils sont inséparables : le livre et, disons, « l’homme qui lit ». En réalité, les livres se succèdent au fil des jours entre les doigts écartés de sa main gantée. Comme les branches d’un chandelier… Mais, chose curieuse, on a toujours l’impression que l’homme tout comme son livre sont également usés, également silencieux, et qu’ils remuent à peine, le premier ses lèvres pour aider ses yeux à retenir le texte, l’autre ses pages…
Qu’est-ce donc qui a donné naissance à l’homme qui lit ? La réponse est aussi simple que compliquée. Les transformations de la vie quotidienne, peut-être, qui ont bousculé les figures sur l’échiquier de Moscou, bouleversé les horaires d’études et allongé les files d’attente. Peut-être… mais je ne vais pas faire ici l’étiologie de cette espèce. Je m’en tiendrai à une simple description.
L’homme qui lit n’est pas très répandu, mais les formes de son comportement et la précision de ses réactions aux sollicitations du milieu sont particulièrement stables.
Voici ce qui le caractérise avant tout : ni son habitus ni son attitude ne varient en fonction de la température et de la luminosité. L’homme qui lit continue à lire et en vase clos et à l’air libre. Couché, assis, debout – et en marchant…
Observez-le au théâtre. C’est l’entracte. On va au foyer ou l’on remplit les couloirs ; ceux qui restent échangent quelques mots ou se saluent d’un siège à l’autre. L’homme qui lit, installé dans son fauteuil à ressort, ne le laissera sous aucun prétexte se replier avant la fin du spectacle. Le rideau se ferme, le livre s’ouvre ; le rideau s’ouvre, et déjà un doigt se glisse impatiemment entre les pages du chapitre inachevé : combien de temps aura-t-il à attendre ?
On peut voir l’homme qui lit à la poste, dans le tramway et dans le trolleybus, à la gare, assis sur sa valise ou debout près des guichets, dans la file d’attente entre les tables de la cantine. Tandis qu’il attend la cuillère distraite, le potage refroidit, mais l’ardeur de l’homme qui lit, elle, ne refroidit pas. Ni avant le repas, ni pendant le repas, ni au-dessus de l’assiette vide.
On le secoue en lui tapant sur l’épaule : « Vous bloquez les autres ! », « Vous n’êtes pas tout seul ! », « Il a son bouquin sous le nez, mais pas les yeux en face des trous ! ». L’homme qui lit ne répond rien, même aux apostrophes les plus offensantes : son esprit appartient au monde des mots silencieux, imprimés noir sur blanc.
Demandez-lui l’heure. Il vous dira le premier chiffre qui lui passera par l’esprit – ou tout autre chose.
Regarder un livre ouvert pendant que son texte pénètre dans la conscience de l’inconnu à côté de vous, c’est se faufiler entre les lignes et envahir l’âme de votre voisin. Cela ne se fait pas.
Cependant, j’ai remarqué que, dans la plupart des cas, l’œil de l’homme qui lit court en diagonale sur une page couverte de paragraphes éclatés de tirets. De la littérature, apparemment.
Mais un jour – c’était, je m’en souviens, dans une file d’attente – je vis une feuille glisser du livre de celui qui se tenait devant moi. L’ayant saisie au vol, je m’aperçus qu’il s’agissait de la page de titre d’un Cours de résistance des matériaux. Je n’avais qu’à la rendre à son propriétaire. Il la prit, la remit à sa place, me remercia d’un hochement de tête, pressa la tranche du livre avec son pouce gauche, et se remit à lire.
La gérante
Janvier. La nuit est finie. Près du porche, le gardien vient d’être relevé. Mais le jour semble hésiter, piétiner sur ses blanches bottes de feutre enneigées, ne sachant s’il doit y aller ou attendre. Sur l’asphalte de l’Arbat, longeant la ligne du trottoir, une large pelle de bois glisse en rassemblant doucement la neige. C’est Nadejda Efrémovna, la gérante de notre immeuble, qui s’est mise à dégager le passage. Le concierge est parti à la milice, et elle a hâte d’en finir. La corne du trolleybus vient à la rencontre du bruissement léger de la pelle. Levant son visage déjà rougi par le froid, Nadejda Efrémovna lance un cri plein d’entrain :
— Attends un peu, tu vas pas écraser les filles avec tes grosses roues. Nous aussi, on sert à quelque chose : on se mariera, et on fera des petits soldats.
Elle écarte sa pelle, dégageant le chemin à l’engin. Derrière les vitres embuées du trolley, les visages des passagers matinaux s’éclairent d’un sourire qui s’éteint aussitôt.
— Il me faudrait une attestation, voyez-vous…
— Tout de suite. Sitôt dit sitôt fait. Attendez seulement que j’aie fini.
Nadejda Efrémovna se redresse et rabat le col qu’elle vient de boutonner. Elle a chaud, bien que les passants ploient les épaules sous un froid de -30°. Regardez-la, bientôt il sera trop tard : ni l’aperception, ni même un appareil photographique ne sauraient capturer ses mouvements vifs et précis.