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D’un revers de la manche de son vieux manteau d’homme, elle essuie les flocons de neige qui l’empêchent de lire le texte de l’attestation. Ses lèvres bougent à peine, mais l’aident à déchiffrer. Les cheveux qui s’échappent de la chapka sont blancs, mais sitôt dans le bureau (la porte est juste sous le porche, à trois pas), la masse blanche fond et laisse apparaître des boucles brunes frisant sans l’aide d’aucun fer. Dans sa main, ce n’est plus une pelle que l’on voit, mais une plume agile qui court en petites lettres rondes sur un formulaire.

— Voilà, c’est fait : un tampon, une signature. Mais vous, camarade, signez-moi ce papier-ci : c’est pour le tour de garde. Bénévolement, c’est bien ça. C’est comme chez Gorki : « Si l’on ne rappelle pas à l’homme qu’il est bon, alors il… » Zut, je me suis trompée. C’est pas au bon endroit ? Pas grave. Pourvu que vous soyez au bon poste à la bonne heure, cher camarade. Merci. Et toi, ma petite, qu’est-ce que tu veux ? Ta maman est malade ? J’irai la voir. Sans faute. Vous avez appelé le docteur ? On peut le faire d’ici. Ah, j’ai oublié, il est débranché. Il faut aller à la cabine : tout près d’ici, à la poste. Tu ne sais pas ? D’accord, je vais le faire. De toute façon, j’en ai déjà pour cent quarante kopecks de téléphone…

La porte grince péniblement avant de claquer. Si l’on divisait par cinq le temps séparant les claquements de l’étroite porte du bureau de la gérante, on entendrait comme un roulement de tambour donnant l’alerte. Dans l’espace exigu du bureau, devant la table de Nadejda Efrémovna, la queue défile aussi vite qu’un ruban de mitrailleuse.

Je rencontrai notre gérante pour la première fois en juillet. À cette époque déjà, la guerre suivait chacun de nous à la trace. Nadejda Efrémovna portait alors une légère chemisette noire, et le vent gonflait le bas de sa jupe courte et ébouriffait sa chevelure. Je me souviens qu’elle s’arrêta, l’air hésitant, au milieu de notre cour biscornue, coincée entre trois immeubles : par quelle porte commencer ? Un paquet de rouleaux bleus – des rideaux en tissu de camouflage – reposait sur son épaule gauche ; les doigts de sa main droite serraient mollement un cabas vide.

— Bonjour, camarade Krzyzanowski. Un télégramme vous attend dans mon bureau. Il n’y avait personne chez vous, j’avais beau frapper. Comment je le sais ? C’est que je suis la nouvelle gérante… Bon, à la prochaine.

Et, ayant apparemment résolu la question des trois portes, elle disparut par celle de gauche.

L’énorme livre de garde est rempli de signatures : « Commencé à… », « Relevé à… ». Il a assez de pages blanches pour suffire à une nouvelle guerre de Trente ans. Il est posé sur le bureau du gérant, entre le téléphone et l’encrier. Ici, tout sert à quelque chose : même le tabouret rappelle par son grincement qu’il est interdit de dormir. Un long banc près de la porte. Toute la journée, c’est la foule, épaule contre épaule. À présent, il fait nuit noire. Sur le banc, nous sommes deux : Nadejda Efrémovna et moi.

C’est mon tour de garde. Quant à la gérante, elle « remplace ».

— Ils sont mille, je suis toute seule, dit-elle d’une voix ensommeillée, ses mots sortant dans un bâillement rond comme un haut-parleur. Quel culot… ils dorment… et moi, il faut que je sois mille et une… où est-ce que j’ai lu ça ?

Les mains ont disparu dans les manches, le visage derrière le col relevé : on ne voit que les sourcils et les paupières, comme emmaillotées dans un filet de longs cils. La respiration est de plus en plus régulière.

Mais à peine entend-on une souris gratter dans un coin que Nadejda Efrémovna est déjà dressée sur le banc :

— Une alerte ?

— Non. Vous pouvez dormir. En cas de besoin, je vous le dirai.

— Merci.

Elle reprend la pose. Un léger ronflement. Glissant le long du mur, la tête de Nadejda Efrémovna cherche un point d’appui. Que pourrais-je lui offrir ? Mon épaule ?

À présent, le souffle de l’endormie caresse mon oreille. Et mes narines : je perçois une légère odeur de vodka. Ah bon, toi aussi ?

L’endormie se met à parler. À haute voix d’abord, puis dans un murmure :

— Enfin tu es revenu. Mon Dieu, comme je t’ai attendu… Et pas une lettre. Tu n’avais pas le temps ? Pourtant, tu avais bien le temps de tuer. Pas eux, moi. Mais impossible de mourir… L’encre avait peut-être gelé ? Et moi qui attendais, qui attendais, qui n’en finissais pas d’attendre. Bon, cela ne fait rien, reviens entier, reviens m’embrasser. Plus tard, on aura des enfants. Mille, et moi je suis toute seule… toute seule… avec toi aussi toute seule…

J’évite de bouger l’épaule.

Soudain, la radio fait entendre comme un bruissement de souris, puis un brusque : « Allô, allô, citoy… »

L’instant d’après, le sifflement caractéristique de la sirène monte en tourbillonnant dans la cour, et l’on entend des coups métalliques contre un rail. Les rayons des projecteurs fouillent le ciel en silence.

La silhouette noire et droite de la gérante se dresse au milieu de la cour. Elle vérifie les camouflages.

— Encore ce Démine qui nous illumine. Combien de fois… Et c’est au sixième. Rien à faire, il faut que je monte.

Les fossoyeurs

Mars 1942. Le cimetière Vagankovo. Les grilles sont grandes ouvertes. Appuyée contre l’un des battants de fer, une femme est immobile. De loin, sa silhouette figée fait penser à la statue d’un guerrier qui tient d’une main son casque orné d’écailles métalliques et s’appuie de l’autre sur un lourd bouclier en forme de trapèze. En s’approchant, on voit : ce n’est pas un casque mais un sac de grosse toile, pas un bouclier mais le couvercle d’un cercueil. La silhouette demande l’aumône pour payer un enterrement.

À l’entrée, comme d’habitude, on trouve d’un côté le bureau du gardien et de l’autre une petite église étriquée, spécialisée dans les offices funèbres. Sur la neige, des branches de sapin gelées et un groupe de gens : des vivants et des morts, verticaux ou horizontaux, tous immobiles, tous attendant leur heure et leur tour.

Derrière moi, les cadavres, les proches et les amis passent le portail, à pied ou en voiture. À la place des corbillards d’autrefois, un camion à plate-forme transporte le défunt dans un cercueil drapé de rouge, encadré de vivants en tenue sombre ; derrière, un landau d’enfant avance doucement, poussé par la mère ; dans le landau, une boîte en bois blanc à six côtés ; un autre cercueil arrive sur une charrette à deux roues qu’on tire à la manière des pousse-pousse asiatiques.

Passant entre deux haies de mendiantes, j’entre dans l’église. Ici, le froid remplace l’infirmier : il a tapissé de givre les épais murs de pierre, ralenti la putréfaction et chassé la puanteur. On peut attendre. Et l’on attend : deux, trois, quatre jours durant. Faute de tombes.

L’office est célébré par un pope aux cheveux courts et au visage glabre. Sa calotte bleue semble bleuie par le froid, et la fumée qui s’élève de l’encensoir est pareille aux bouffées d’haleine gelée. À gauche du mur, une douzaine de chariots amoncelés ; on les charge à mesure que les corps arrivent, sans fin.

Quand on sort de l’église, les mains des mendiantes barrent le chemin comme les piques des soldats obéissant à un ordre. « Une petite pièce, la paix soit avec votre défunt, et la santé avec vous ! » C’est devenu la formule.

Devant moi, sur le sentier qui court entre les tombes, un long cortège réunit ceux qui partent pour le pays « où il n’y a point de tristesse » et ceux qui les accompagnent jusqu’au lieu du départ. D’ailleurs, les visages des proches ne sont nullement tristes mais plutôt ennuyés ; certains regardent furtivement leur montre.