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Je les suis.

Les numéros des divisions. Le sentier qui serpente. « Regardez, à votre gauche, c’est la tombe d’Essénine. Vous la voyez ? »

Des choucas, le dos voûté, sur les branches noircies des bouleaux blancs.

Nous sommes arrivés.

Eux aussi. Les fossoyeurs. Ils sont deux : tradition shakespearienne. Le plus âgé est assis ; ses jambes pendent dans la fosse. L’autre, un gaillard aux larges épaules et au col ouvert, gratte d’une pelle à l’autre la terre collée : la place est prête.

Les fossoyeurs portent des guenilles bariolées. De vrais costumes de scène. Ils n’ont pas froid : la pelle et la vodka tiennent chaud. En fait, la pelle – ou plutôt sa paume de fer – sert ici de mesure à ce qui est destiné à la tombe. À peine le cercueil a-t-il posé sur le sol ses pieds courtauds que le plus jeune des fossoyeurs plaque sa pelle contre le bord et calcule le nombre de pelletées en fonction de la longueur.

Aujourd’hui, on ne fait plus de discours sur les tombes. Le temps coûte cher et les fossoyeurs encore plus : la terre n’ouvrira pas sa porte au nouveau locataire à moins de deux kilos de pain noir, de cinq cents grammes de saucisson et d’un demi-litre de vodka ou, alors, d’un paquet de tabac. Après tout, c’est pour l’éternité.

Les creuseurs de tombes soviétiques sont plus polis que ceux de Shakespeare : ils ne chantent pas de chants joyeux pendant qu’ils égalisent la terre de la dernière demeure avec leurs pelles sonores, et ils ne viennent pas vous dire que votre chère disparue était peut-être une femme hier encore, mais qu’aujourd’hui elle n’est plus ni femme ni homme, plus rien, que poussière. Mais pour ce qui est de l’indifférence, depuis ces trois cents ans, ils en ont acquis une bonne dose. Pour eux – pour ce vieux connaisseur du trou et de la tombe comme pour son aide aux larges épaules et aux longs bras – tout se réduit au calcul de la profondeur, du volume et de la durée du travail : ils vivent dans ce petit monde purement quantitatif. Ici, la qualité n’a pas cours.

C’est ce qui se passe maintenant. Après avoir attendu quelques instants que la famille et les amis, tête nue et en silence, aient exprimé leur respect envers la dépouille, les fossoyeurs, également silencieux, fixent une corde sur le cercueil et passent un nœud coulant à son extrémité la plus étroite. Puis le plus âgé demande des clous : ce serait bien d’en avoir quatre, cela pourrait aller avec trois, bon, tant pis, on fera avec deux, pourvu que le couvercle tienne pendant qu’on le descend, après, la terre s’en chargera.

Le cercueil glisse le long des cordes, puis elles remontent, prêtes pour un nouveau travail. Les pelles tenues par les fossoyeurs restent un instant en suspens. C’est alors que revit la vieille coutume – on sacrifie à contrecœur à cette vieillerie : quand on dit adieu à un vivant, on s’assied avant qu’il ne prenne la route ; quand c’est un mort, on reste debout un instant. Comme maintenant, où on attend pour la dernière poignée de terre.

Et les pelles reprennent leur mouvement macabre. La partie officielle est à présent terminée, et les professionnels de la pelle tombale échangent des mots brefs comme le choc de la terre sur la terre :

— Encore deux à caser d’ici une heure. Est-ce qu’on aura le temps ?

— T’en fais pas. C’est des petites tailles. On s’en sortira.

— Et la terre ! Elle est toute molle quand on la sort, mais une heure après, c’est dur comme de la pierre…

— Ça fait rien, on va mouiller tout ça…

— Quoi, la terre ?

— Devine.

Après avoir échangé un sourire, les fossoyeurs comblent la fosse avec des gestes précis et rapides, puis forment sur la nuque de la tombe la traditionnelle bosse de terre.

Le plus jeune des ouvriers accorde un peu d’attention à la couronne de myosotis métalliques enrubannée de soie noire artificielle :

— Celle-là, elle connaît le chemin du magasin. Et les rubans, ils ont beau porter le nom et le prénom, ils ne feront pas de vieux os ici non plus.

Mentalement, je remets à jour ma typologie des actuels fossoyeurs de Moscou.

Je me rappelle le cimetière au temps de la NEP. À l’époque, ici même, à Vagankovo, on pouvait faire porter sur la tombe du cher disparu une « couronne de location ». C’était une couronne itinérante à l’air solide et important, ornée de rubans noirs et rouges, luxueux mais usés, et de roses en tissu amidonné aux pétales argentés. Pour un prix raisonnable, elle faisait sa tournée, du magasin des pompes funèbres aux derniers tréteaux dressés à la hâte avec une paire de pelles. Elle suivait solennellement le cortège funéraire, se posait doucement sur la glaise de la bosse tombale, digne, triste et inconsolable, laissant le vent bercer les corolles de ses fleurs aux tiges en fil de fer – pendant la durée correspondant au cachet. Elle reprenait alors son errance, modeste travailleuse des cimetières, si luxueuse et en même temps si accessible…

À présent, les couronnes sont devenues plus lestes, plus souples. Elles n’ondulent plus au pas des cortèges, mais s’esquivent à la faveur de l’obscurité et du vide.

Les amis, ayant fait leurs amitiés, vissent leurs chapkas et s’éloignent. Il est temps que je parte moi aussi.

Mais nous autres, hommes de lettres, nous traînons toujours derrière nous notre littérature, comme un saltimbanque son limonaire.

Je devrais partir, mais ma pensée refuse de quitter la terre encore molle, qui déjà se fige, de la tombe tout juste comblée. Je commence par me rappeler Flaubert, le gardien de cimetière et jardinier Lestiboudois, qui avait installé son potager auprès des sépultures : à mesure que la population du cimetière croissait, les têtes de choux et les plants de pommes de terre se resserraient, et monsieur Lestiboudois, qui tirait ses revenus et de la foire aux morts et du marché aux légumes, se demandait avec angoisse si cette concurrence des deux produits lui rapportait des profits ou lui causait des pertes.

Les branches noires du bouleau blanc tremblent légèrement. Pas de vent, pourtant ; alors quoi ? Mais oui – à deux cents pas à droite, les pioches se sont mises au travail, préparant pour les pelles une terre plus meuble destinée au nouvel occupant. Et je pense une fois encore à nos fossoyeurs : s’ils tombaient sur un crâne, celui du bouffon Balakirev par exemple, ces deux-là seraient bien loin des fossoyeurs de Shakespeare devisant devant le crâne de Yorick.

Le philosophe

Après une longue absence, le soleil se remit à rendre de brèves et rares visites à Moscou. Sur les vitres enneigées des tramways perce parfois une inscription qui laisse passer la lumière : « Échange hiver contre printemps. » Même sur les cols et les revers des manteaux de ceux qui s’alignent le long d’un mur pour faire la queue, les flocons, après une minute de réflexion, se transforment en gouttelettes : À bas la neige ! Nous sommes pour la pluie.

La file d’attente se cache dans une cour intérieure ; elle longe un mur sale, puis contourne un hangar et plonge par des marches glissantes vers une cave. Les gens qui en émergent de temps à autre portent précautionneusement des bouteilles, des flacons et des bidons. Certains enveloppent le liquide dans un châle, d’autres dans du papier journal, d’autres encore se contentent de l’entourer de leurs paumes. Les bienheureux clients marchent avec soin, l’œil rivé au goulot de leur bouteille et le visage rayonnant comme s’ils emportaient des cierges de Pâques du parvis de l’église et non pas de la vodka du débit de boisson. À l’interrogation angoissée : « Il en reste beaucoup ? », certains répondent par le sourire de qui n’entend rien, les seconds disent : « Il en a pour tout le monde », et les troisièmes : « Dernière bouteille, c’est le fond du tonneau. »

Une fillette de treize ans se tient un peu à l’écart ; autour d’elle, quelques personnes nouvellement arrivées ont hâte de prendre place dans la queue. Le poignet gauche dénudé, ils tendent impatiemment la main vers le crayon-encre avec lequel la fillette inscrit les numéros.