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Moi aussi, je tends la main d’un geste de mendiant aguerri. Butant sur l’os long, étiré comme une corde de contrebasse, le crayon imprime sur la peau : 101.

J’ai tout de suite dans l’oreille une voix sourde et basse :

— On dirait le citoyen Zéro emmené par deux baïonnettes.

Je me retourne : de petits yeux de taupe, un nez charnu et bosselé, travaillé par l’alcool, une pomme d’Adam saillante et une moustache de fumeur qui pend mollement.

— Vous êtes le dernier, je suis le dernier des derniers, et nous sommes tous là pour la dernière des raisons. Non ?

Je tarde à répondre.

Collé contre mon dos, le numéro 102 enveloppe sa gorge dans un cache-nez gris, lève le cou et les yeux comme s’il cherchait un crochet fixé dans les airs, cette fois pour la toute dernière des raisons, serre les bras contre son corps et plante plus solidement ses pieds massifs bottés de reflets cuivrés, l’air de quelqu’un qui aurait décidé de se transformer en monument. À présent, tout en lui se fige progressivement comme un métal qui refroidit. Sauf les membres supérieurs : les mains disparaissent dans les poches du manteau et glissent de plus en plus bas. D’abord le bouton du poignet plonge dans la poche, suit la couture déchirée du coude, et, l’un après l’autre, les deux coudes s’enfoncent… Remarquant mon regard étonné, le monument laisse filtrer à travers sa moustache comme à travers des barbelés :

— Je vous le conseille. Un coup de canif dans le fond des poches, et vous plongez les bras jusqu’aux épaules si vous en avez envie. Cela économise des calories. C’est pratique : surtout pour des poches qui sont brouillées avec la monnaie. Avec les gants aussi, d’ailleurs.

Nous restons là près d’une minute sans rien dire. Puis, au début de la queue, des cris rauques et aigus retentissent soudain, rappelant les voix de corbeaux qui se disputent le butin. Après quoi le silence retombe.

La distributrice de numéros longe le cordon humain en contrôlant les mains. La file s’allonge d’un numéro : 103. Qui pose un problème. C’est une vieille femme minuscule tout emmitouflée dans un long châle noir, qui tend à présent son étroite main parcheminée vers le crayon-encre. L’air perplexe, la fillette hausse les épaules : le nombre à trois chiffres refuse obstinément de s’inscrire sur l’étroit poignet de la vieille. L’homme-monument vient en aide. Pour commencer, il ne fait bouger que ses lèvres :

— Pas en travers, mais en longueur. On pourra aligner les zéros. Et la queue pourra faire tout le tour de la terre. Pas comme ça. Il faut du doigté.

Émergeant l’une après l’autre des trous noirs des poches, les mains du conseiller se mettent à la tâche. Il tient le crayon-encre comme un bistouri, tandis que la main gauche aplatie du chirurgien remplace la table d’opération. La paume frémissante de la patiente essaie de se libérer, mais le médium et l’annulaire du scribe l’immobilisent, et, un instant plus tard, l’opération est terminée. Chiffres et gens sont à leur place.

Un bidon et trois cabas à la main, une femme longe la file d’un pas rapide :

— C’est pour quoi, cette queue ? Les pommes de terre ?…

La file garde le silence.

— Ça vous fatigue de répondre… On vous a arraché la langue en même temps que vos tickets de rationnement ?

L’homme figé dans sa méditation philosophique l’appelle du doigt. La femme s’approche.

— C’est pour la mort. Non, vous avez bien entendu. Prenez le 104, citoyenne. Il est vrai que vos récipients ne sont pas fameux. Le testament n’est pas obligatoire.

La femme s’éloigne, se retournant deux ou trois fois sur mon voisin monumental.

— Eh oui. Comment dit-on, au fait : « Les premiers ne sont pas les derniers, au cimetière comme dans la vie. » La sagesse populaire, il n’y a que ça de vrai. La guerre ne fait qu’accélérer les choses. Mandante va accelerando. Et ce sera bientôt prestissimo...

Je sens que ces derniers mots s’adressent directement à moi. Mais je ne pourrais les fuir, eux et celui qui les prononce, qu’en partant la bouteille vide. Je reste. Et la voix continue :

— Il s’agit d’ailleurs de l’accélération ajoutée à la restructuration de la file d’attente latente et patente de tous devant la mort. Achevons les jeunes, laissons vivre les vieux : telle est la loi de la guerre. Imaginez maintenant que, pas encore complètement ivre, je donne l’ordre suivant (la voix s’enfle) : « File ! Demi-tour, droite ! En avant vers le néant, ’arche ! » Et l’on aura une vague idée de…

Ni le bavard ni moi n’avions imaginé l’effet qu’allait avoir l’ordre en question. La file d’attente à peine calmée se mit à bourdonner comme une ruche bousculée :

— Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?…

— Quel culot… et les premiers, et les derniers… Tu voudrais peut-être passer devant !…

— Ça se prend pour un commandant et ça raisonne comme un tambour !

— Vous avez vu son gros nez ? On dirait un vrai clocher !

— Il faut appeler la milice, voilà toute l’affaire.

Et même la petite vieille numéro 103, surgie de sous le coude de l’homme-cible, entonne d’une voix aiguë et fluette :

— Il nous a fait tout un laïus sur le christissimo et encore l’acc… C’est pas de la propagande, ça ?

— C’est peut-être un Allemand, faudrait vérifier, répond une voix d’homme à l’autre bout de la queue.

Bloqué entre la proposition mineure et la conclusion de son syllogisme, l’homme se fige, baissant la tête et courbant les épaules avec résignation.

Mais à cet instant-là, on entend le loquet de la cave s’ouvrir avec fracas, les numéros du début de la queue plongent vers le sous-sol, nous avançons à notre tour – et le centre de l’attention se déplace immédiatement : « Déjà ? », « On dirait bien… », « Ne laissez pas entrer les gens par les côtés ! », « Celui-là, il vient de débarquer, et le voilà qui se plante ici comme un clou ! »

Mon « suivant » s’est redressé comme l’herbe après le passage des roues. Les jantes s’éloignent, et la voix s’anime : il est vrai qu’à présent, elle est plus basse et plus feutrée, comme si on l’avait froissée.

— On dirait une risée sur la surface d’un lac… et bientôt, la vodka coulera à flots. Il suffit de se rincer le gosier pour s’éclaircir l’esprit. En Écosse, on fait macérer les herbes de la montagne dans l’eau-de-vie à cinquante degrés, et on appelle ça « La rosée des montagnes », Mountain Dew… Cela dit, la guerre, c’est bien une sorte de « demi-tour marche » : sur le seuil de la mort, ce sont les jeunes gaillards qui ont la priorité, et non les vieillards grabataires. D’abord, c’est « on a toute la vie devant soi », et puis un jour, cette même vie passe te voir et marmonne, avalant les années : « Voilà, c’est fini : tu dois mûrir, blettir et vieillir avant l’aube – avant le combat ; quant à moi, je m’en vais, j’ai de quoi faire, des gars comme toi, je n’en manque pas… » Mais regardez, nous avançons, l’odeur de l’alcool me chatouille les narines. Tiens, on s’arrête encore ? On se croirait à bord du Maxime Gorki28 : il y a autant de stations que de traverses sous les rails.

Une silhouette hirsute, manteau de peau étriqué et jambes fluettes entourées de bandes molletières vertes, se détache du premier groupe d’une dizaine de personnes. Sautillant sur ses spirales vertes, l’homme suit les courbes de la queue vers l’amont, pour ainsi dire, tout en jetant des regards inquisiteurs sur les visages, comme s’il pouvait y lire les numéros inscrits sur les poignets. Arrivé à hauteur de mon voisin, l’homme-volute s’arrête, l’air d’un compteur qui se serait enrayé :