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— Il n’y en aura pas assez pour tout le monde, soupire-t-il en souriant. Nous, on aura notre compte, mais vous, faut pas y compter, hé-hé ! Pour nous, ça baigne, pour vous, ça coince.

Mon voisin monumental se détourne en silence. Mais l’homme à ressort continue :

— Aujourd’hui, c’est comme ça. La vodka, on la vend au compte-gouttes, et si on veut manger avec, on n’a qu’à croquer des briques. Alors qu’autrefois, il m’arrivait souvent de me lever avec le soleil par un beau dimanche d’été, la bouteille dans une poche, la boustifaille dans l’autre, et de m’en aller au bois de Sokolniki, ou encore au jardin Neskoutchny, le jardin Gai ; le premier verre fait tousser, le deuxième fait chanter, et les suivants, c’est comme les oiseaux qui vous portent au paradis.

— Arrête de nous casser les oreilles ! – mon voisin le chasse d’un revers de main. Va pousser ta chansonnette plus loin, on ne t’a rien demandé.

— C’est bon, je m’en vais… Seulement, il n’y en aura pas assez pour vous autres, c’est moi qui vous le dis !

— Eh bien, fiche-nous la paix à nous autres, et retourne d’où tu viens ! lance soudain une voix perçante de femme. Après un bref silence, elle ajoute sur un ton plus sourd : Il est vrai que la vodka, ici, on n’en voit jamais la couleur. On arrive avec un bidon vide, on repart avec un bidon sec. Tandis que rue du Désir29, il n’y a pas grand monde, mais de la gnôle, autant qu’on en veut !

— Et alors, pourquoi tu n’y vas pas ?

— C’est loin, et j’ai les bottes trouées.

Dans un sursaut, la file d’attente avance encore de quelques numéros.

Mon voisin a retrouvé le moral. Son menton émerge du cache-nez, les mains des poches, et même les extrémités de sa moustache qui pendent comme deux cannes à pêche au-dessus de l’eau, lissées par ses doigts, se redressent un peu : ça mord !

— Vous savez – dit-il en se tournant vers moi, passant ainsi de la prise de contact à la familiarité – admettons que disparaissent les conditions qui nous ont disposés en rang d’oignons. Elles n’existent plus. Mais l’habitude est restée, elle se maintient, elle est. Le cerveau s’est habitué, les pieds se sont habitués, et le nez, comme un clou dans une planche, reste planté entre les omoplates de notre « prochain ». Et qu’est-ce qui en découle ? Qui sait… Par exemple – mais ce n’est qu’un songe, ne vous y trompez pas – on planifie, on fonde, on construit une ville nouvelle : Omoplatovsk. Ça ne sonne pas bien ? Tant pis, votre oreille s’y fera. Cela va coller comme un timbre. À Omoplatovsk, on passe son temps à faire la queue : vous voulez admirer un nuage dans le ciel ou un clair de lune à la queue ! Contemplez d’abord les omoplates, vous verrez la lune après. « Je vous en prie, citoyen, j’étais devant, tout le monde l’a vu, j’étais avant vous. » « Poussez pas ! Faut faire la queue. La lune, il y en aura pour tout le monde. – Comment cela, pour tout le monde ; vous voyez bien que c’est le dernier croissant ! » Variante avec le nuage : « Et si le vent l’emporte ?… » et ainsi de suite. Variation symphonique : comme si on jouait d’abord pour le premier rang, puis pour le deuxième…

— Cela ne tient pas debout, votre histoire, très cher monsieur – le visage d’un homme placé cinq ou six numéros devant se tourne vers nous – c’est quand les gens auront des dos et devant et derrière, à la manière des chaises (d’où qu’on regarde, on ne voit qu’un dossier), que vous construirez votre Omoplatovsk. Moi, je viens de vous montrer mon visage, et c’est à lui que vous allez répondre, même s’il ne vous revient pas…

Le visage qui venait brusquement de nous faire face n’était effectivement pas des plus agréables. Étroit et pointu, le teint caverneux, coiffé d’un bachlyk planté sur son crâne comme un gros savon de ménage dans un cornet de papier.

— Je vous l’avais dit… ce n’est qu’un rêve.

— Et moi, je vais te dire : tu as beau être philosophe… avec des rêves comme cela, tu pourrais bien te réveiller là où t’as jamais songé à aller.

J’attendis une réplique. Elle ne vint pas.

Pendant ce temps, la file continuait de progresser par secousses. Bientôt, le pied droit du philosophe tâtait la première marche qui allait faire descendre son corps vers la cave désirée et les fûts de vodka. Dans ses doigts, le litre vert brillait déjà de tous ses feux.

Et soudain, là-bas, dans la cave :

— Fini ! Vous pouvez vous en aller. On ferme.

Comme en réponse à la sourde rumeur qui nous parvenait du sous-sol, semblable au chœur des ombres à la fin de La Francesca de Tchaïkovski, le lourd cadenas de fer se referma avec fracas, mettant un point final au dernier mot du vendeur indifférent : « Terminé. »

La file se dispersa pour former des petits groupes. Certains partaient d’un pas lourd et lent. La plupart restaient à piétiner. La femme qui se plaignait de ses bottes trouées s’approcha du philosophe :

— On pourrait peut-être aller rue du Désir ? Je connais le chemin.

Pas de réponse.

— Il est tout triste, le malheureux. Il ne m’entend même pas. Allez, mon pauvre ami, remettez-vous, on va aller rue du Dé…

La bouche et les moustaches de mon ancien voisin étaient déjà emmitouflées dans son cache-nez. Je pus cependant distinguer le dessin sonore de ses mots.

— Non. Laissons tomber. Et d’ailleurs – la bouteille verte glissa distraitement dans la poche de son manteau pour aller frapper la marche de pierre une fraction de seconde plus tard, se brisant avec fracas en mille morceaux – d’ailleurs, pour moi, toute votre Moscou, c’est le jardin Triste et la rue Indésirable. Un point c’est tout.

Sans un regard pour la dépouille de verre de sa bouteille, le philosophe tourna le dos à l’escalier de la cave et se dirigea vers le porche d’un lent pas de plomb.

La grand-mère au cabas

Une rue. Sur le mur de brique de l’immeuble, une page de journal placardée. Un rectangle de verre recouvre les colonnes.

Lentement, paragraphe après paragraphe, les colonnes de lettres descendent – ou semblent descendre : en réalité, ce ne sont pas les lettres qui bougent mais les yeux, les chapkas et les épaules des lecteurs du journal mural. Chacun des passants qui s’approche de la surface de verre bouchée par la neige et le givre commence par tendre le cou, regardant par-dessus les épaules de ceux qui sont arrivés avant lui ; puis, tel un mètre pliant, il se met à fléchir lentement les genoux et à courber les épaules à la poursuite des lignes fuyantes du texte.

Le silence règne auprès de la vitrine aux journaux comme dans une vraie salle de lecture. De temps à autre, comme le battement sec d’un chronomètre, des interjections : « Hum… », « Mais… », « Oui ».

Une vieille femme passe, remuant avec ses bottes la poussière de neige. Lentement, à petits pas. D’ailleurs, où courrait-elle ? Toute sa silhouette, courbée en point d’interrogation, demande silencieusement : « Où ? »

La vieille est emmitouflée dans un manteau ouatiné et dans des châles comme dans un cocon. Le nez qui pointe fait penser à une théière en train de refroidir que l’on enveloppe dans tout ce qu’on a sous la main pour préserver un dernier reste de chaleur. D’une main, elle s’appuie sur une canne à l’embout de caoutchouc, de l’autre, elle tient un cabas en toile cirée ornée de fleurs bleues, comme transies de froid.

Un faux pas ; la canne vient heurter le bord du trottoir, et le cabas se retrouve sur la neige : la toile cirée laisse échapper un bocal vide et deux oignons empanachés. La vieille femme tente de se pencher pour les ramasser. Mais ce n’est pas si facile.