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Un passant vêtu d’une capote de l’armée Rouge lui vient en aide :

— Il faut que vous trouviez quelqu’un pour vous guider, grand-mère. Votre petite-fille, par exemple. Une grand-mère, ça doit avoir une petite-fille, c’est le règlement, ajoute-t-il, comme la vieille hoche la tête en signe de remerciement.

— Mais oui, fiston, j’ai bien une petite-fille. Seulement…

— Quoi, « seulement » ?

— Elle est enragée. Je ne sais pas par où la prendre. « Je ne vais pas vous suivre comme une ombre, qu’elle me dit, et arrêtez de me casser les pieds, sinon… »

— Sinon ?

— « Je vais me jeter sous une bombe – en mille morceaux ! »

— Ça alors !… Bon, je n’ai pas de temps à perdre. Ne traversez plus là où c’est pas permis.

Et le militaire s’en va d’un pas ample et régulier. Mais la grand-mère ne pense plus aux carrefours permis ou pas permis. Son attention est attirée par la page du journal sous la vitre. Elle s’approche :

— Dites donc, mes garçons, qu’est-ce qu’on raconte aujourd’hui sur les falscistes ?

Une chapka gris foncé se tourne vers la voix, secouant ses oreilles de fourrure.

— Sur les « falscistes », comme tu dis ? Eh bien, la dernière, c’est qu’ils se font bouffer par les poux.

— On se connaît même pas soi-même… – marmonne son voisin, en se frappant la poitrine et les flancs de ses mains courtes aux moufles à trois doigts, dans l’espoir de se réchauffer – l’Allemand, on le croyait zercheune, et finalement…

— Non, mon mignon – la vieille prend parti pour les Allemands –, ils calculent tout sur leurs bouliers, ils ont tout chiffré. Ils sont bien plus malins que nous.

— Ah oui ?

— Toi, mon garçon, par exemple ; t’es encore bien jeune, mais un jour, tu auras l’âge d’être recruté ; et d’après quels chiffres, à ton avis ?

— Tout le monde le sait : d’après ma date de naissance.

— C’est ça, d’après ta date de naissance. On ne connaît que cela, la date de naissance. On la sait par cœur, et on pense tout régler avec.

— Et l’Allemand ?

— Il est plus malin. Il a tout dans ses chiffres : la date de naissance d’un côté, la date de mort de l’autre. Et c’est d’après la date de mort qu’ils envoient au front. Alors, ceux qui doivent mourir en 1942, on les convoque : faites votre devoir, mourez. Réglé comme du papier à musique. Tandis que nous…

Le groupe qui piétine devant la vitrine aux journaux s’esclaffe.

Mais la grand-mère au cabas n’a pas envie de plaisanter :

— Faut pas grand-chose pour vous faire rigoler, les jeunes ! Dites plutôt, il doit en parler le journal, on va nous bombarder cette nuit ou pas ? J’ai mal aux reins, je voulais me faire des ventouses ; seulement, les ventouses et les bombes, ça fait pas bon ménage. Hier, par exemple, il est encore venu nous casser les oreilles, ce démon de minuit, comment déjà… Mister-Schmitt ou comment qu’il s’appelle…

— Si c’est Mister, alors ce n’est pas Schmitt, et si c’est Schmitt, alors ce n’est pas un Mister. Quant à savoir s’il viendra ou pas, il faut téléphoner à Adolf et lui poser la question.

La vieille n’a pas l’air d’entendre, comme si elle avait les oreilles bouchées ou comme si ses propres pensées éclipsaient les paroles des autres. Ses lèvres bougent, ses yeux inquiets s’enfoncent dans leurs orbites comme un oiseau au creux de son nid, mais ses pieds semblent collés au sol :

— Des journaux, on en voit tous les jours, mais les lettres, j’ai beau attendre, toujours rien. Elle s’est peut-être égarée, arrivée dans une autre boîte aux lettres, ou alors, je comprends pas.

— Quelle lettre, grand-mère ? Il y a bien une « Lettre à la rédaction », et…

— Quoi, Rédaction ? C’est Eudoxia qu’on m’a baptisée, et tout le monde m’appelle Sémionovna. C’est mon petit-fils qui doit m’écrire : il a promis de me donner des nouvelles toutes les semaines, et voilà deux mois que je n’ai pas un mot. À croire qu’il est enfoui sous la neige. Au fond, qui ira se souvenir d’une grand-mère : un jeune, on sait ce que c’est, il se souvient de son copain, il n’oublie pas sa fiancée, mais moi… Même la tombe oublie de me réclamer.

— Parlez pas trop vite, grand-mère ! Peut-être que lui-même, qui sait… Une balle ça fait pas de détail, ça touche aussi les petits vieux : « T’as assez vécu, ça suffit. » Et voilà… Et comment il s’appelle, votre petit-fils ?

— Ivan. Ivacha. Fils d’Ignat. Et notre nom, c’est Filov. Au début, arrivait parfois une feuille, pliée en triangle. Le voisin prenait son journal dans la boîte aux lettres, et du journal, tiens, il tirait un triangle blanc avec écrit dessus : « Citoyenne Filova ». Et maintenant, quand je demande : « Y a pas quelque chose ? », le voisin dit rien. Je regarde dans la boîte aux lettres clouée sur ma porte : vide.

— Ouais. Je vois. Filov, vous dites ? J’ai déjà entendu ce nom-là, ou bien je l’ai lu. C’est comme s’il avait filé de ma mémoire, et si vite que j’ai pas pu l’attraper… Filé le Filov, mais pas sans laisser de traces. Eh, ma voisine, pousse-toi, c’est ton coude qui gêne. Le journal, c’est pas que pour toi.

— Et pas que pour toi non plus ! Abonné gratis, va…

— Formidable, pas vrai : ça file comme une souris, comme une ombre, pfut… File – Filou, ou comment déjà, c’est-y le trente-sixième ou le quatre-vingt-treizième de ligne…

— Peut-être même le soixante-trois – pousse-toi ! M’empêche pas de lire.

— Non, attends, attends. C’est là : « ... van Ignatiévitch, soldat de l’armée Rouge », c’est bien ce que je disais. On tient le bon bout… Zut, le reste est couvert par la neige.

Les dos des lecteurs du journal se resserrent. Attiré par les voix, un passant, le revolver à la hanche, s’approche : « Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire ? La Dernière Minute ?… »

La grand-mère s’agite, s’agrippant tantôt à l’étui tantôt à la martingale du militaire.

— Souffle-moi là-dessus, fiston, souffle un bon coup – ça va fondre.

Perplexe, le militaire contemple les lecteurs acharnés :

— Qu’est-ce que vous fabriquez, camarades ? Je ne comprends pas.

— Eh ben voilà, on dégage en quelque sorte un homme pris dans la neige. Enfin, son nom, je veux dire.

— Je t’ai dit de souffler, fiston, vas-y… Cherche-moi le nom de mon Ivacha… Ou c’est-y que t’as pas d’air dans la poitrine, fiston ?

— C’est pourtant vrai – acquiesce l’homme qui refusait de retirer son coude – c’est cette maudite grille qui nous gêne, allez les gars, aidez-moi.

Après quelques secondes, sous le tir concentré des jeunes haleines, la tache blanche de neige glisse en dessous de la ligne. L’œil et l’esprit du militaire devancent les autres :

— « Filov, Ivan Ignatiévitch. » C’est un Filov, et puis après ? Et qu’est-ce que vous avez, grand-mère, à vous agripper à moi ? Suffit. Vous avez votre Filov, moi je dois filer. Drôles de gens.

À la mine de ceux qui l’entourent, il commence pourtant à comprendre de quoi il s’agit. De tous les sourires, le plus triomphal éclaire le visage de l’initiateur des recherches :

— Et voilà, Eudoxia Semionovna – vous vous appelez bien comme cela ? – vous l’avez, la lettre de votre petit-fils : je suis en vie, qu’il dit, en bonne santé, et je vous souhaite la même chose… Excusez, on n’a pas eu le temps d’écrire ; on travaille plus de la baïonnette que de la plume… Mais aujourd’hui, je vous informe que pour les services rendus et la vaillance au combat… et ça continue comme ça… décoré de l’ordre du Drapeau Rouge ; et voilà, ma petite grand-mère, de quel bois je me chauffe… Point final.

— Point final ? demande la grand-mère au cabas sur un ton joyeux quoique un peu inquiet. Et pas un mot sur les moufles qu’on lui a envoyées, Katia et moi. Peut-être qu’il les a pas reçues. C’est moi qui les ai tricotées. Comment ça se fait ?