— C’est qu’il n’a pas lu jusqu’au bout – intervient le militaire – il doit y avoir un post-scriptum. Oui, c’est bien cela. Et toi, lecteur à la manque… – il hoche la tête d’un air réprobateur en direction de l’homme en chapka de fourrure. Échangeant un regard complice avec la foule rassemblée autour du journal, il conclut avec bonne humeur :
— J’ai bien reçu le colis. Merci mille fois. Je vous embrasse, vous et la petite sœur. Votre…
— Ivan. Vania. Ivacha – soufflent les voix de ceux qui ont fait la connaissance de la grand-mère avant lui.
— Non, c’est un autre nom qui est au bas de la lettre – répond l’homme à l’étui sur la hanche, tout en soulignant de la main les dernières lignes – noir sur blanc, lisez vous-même, grand-mère, c’est signé : « Staline ».
Effleurant sa visière de la main, le militaire se détache du groupe et poursuit son chemin.
Les mains de la grand-mère tremblent. Le cabas en toile cirée s’apprête de nouveau à tomber30.
L’homme des cavernes
Imaginez un homme qui aurait suivi l’ordre de protéger les vitres contre les bombardements aériens avec tant de méticulosité qu’il aurait également collé de fines croix de papier sur les verres de ses lunettes. À tout hasard.
On ne rencontre jamais quiconque de ce genre – du moins parmi les Moscovites – mais peut-être ce personnage pourra vous être de quelque utilité dans l’excursion psychologique qui nous attend.
L’homme des abris s’abrite du doute. Dès que le prélude des mitrailleuses annonce une alerte aérienne, il se bâte, se charge de son mecum porto31. Alors, ce n’est plus simplement un homme, mais un homme-addition, à plusieurs termes. Soit : deux valises attachées par une courte sangle reposant sur l’épaule ; un oreiller et un plaid sous le bras gauche ; un sac à la main droite ; un vêtement de pluie ; une chapka de fourrure et la tête sur les épaules ; une paire de caoutchoucs aux pieds, une autre sous le bras, avec un masque à gaz.
L’homme-addition avance, bousculant de ses termes d’abord le mur de l’escalier, puis le dos et les épaules de ses voisins, qui emplissent l’abri comme le grain un silo.
Sa pensée se dirige vers l’endroit indiqué par les flèches ailées, rouges rayées de noir, qui balisent le chemin du souterrain. Il n’a qu’un seul souci : rester égal à lui-même, ne pas tomber en morceaux jusqu’à ce que la terre se referme sur lui. Après, les bombes pourront bien éclater en mille morceaux.
Voici d’ailleurs sa caverne. Sa voûte basse repose sur des stalagmites de bois. Elle n’a bien sûr pas grand-chose à voir avec les cavernes dans lesquelles les Pères du désert fuyaient les vanités terrestres et composaient différents hymnes au « désert, notre terre nourricière ». Ici, ce n’est pas le lieu des louanges, mais des reproches, et adressés non pas au vide, mais au manque d’espace.
C’est bien ainsi qu’il en va. Quelqu’un, un nouveau (d’où vient-il donc ?) s’est installé à la place habituelle de l’homme-addition, là où vingt-sept alertes lui avaient donné droit de cité. Il est vrai que ni les billets ni les abonnements ne sont d’usage ici, mais l’homme des cavernes se réclame du droit du premier occupant, en appelle aux déclarations des témoins – et le « resquilleur », comment l’appeler autrement, se transporte avec sa serviette vers un autre châlit, qui n’appartient encore à personne.
L’abri se remplit peu à peu. L’homme des cavernes exige que l’on verrouille la porte : si jamais on laissait entrer une bombe ou un éclat d’obus…
Les autres ne se disputent guère avec cet ancien occupant – sinon avec retenue, en y mêlant du respect, même quand le ton monte.
On peut à présent jeter un regard circulaire, libérer les mains et les épaules de leur charge et échanger un hochement de tête avec les habitués.
De même que les particules secouées dans un bocal se déposent par couches et selon un certain ordre, de même les gens que les marches conduisent vers le fond de ce réceptacle de pierre. À la suite de l’homme-addition (actuellement occupé d’ailleurs à permuter ses termes) arrivent les femmes avec leurs enfants et leurs balluchons ; on leur a préparé une petite pièce dont on a même tapissé les murs et dont la porte indique : « Enfants de 0 à 5 ans ». C’est également ici – telle est la loi de la caverne – que se dirigent les femmes avec enfants de moins de zéro. Derrière, un cortège de vieillards aux jambes qui n’obéissent plus à leur volonté. La volonté se lit pourtant clairement dans le creux de leurs orbites, dans le pli de leur bouche et les rides de leur visage animées par l’inquiétude : prendre tout ce qui leur reste à vivre, les gros billets et la monnaie, sans un pourboire laissé à la nature ni une ristourne pour cause de guerre. À leur suite, une ou deux minutes plus tard, l’arrière-garde des boiteux, des aveugles et des culs-de-jatte arrive au bruit des cannes et des béquilles. Ils ont été blessés par la vie et chassés des rangs avant toute guerre. Ces fractions humaines avancent avec ou sans guide, en tâtant les murs de leurs paumes et les marches de leurs embouts de caoutchouc et de leurs prothèses de cuir, se traînant péniblement vers ce sépulcre des vivants.
Enfin, à l’instant où le verrou s’apprête à se fermer, apparaissent les retardataires : ce n’est pas le poids des ans ni des choses qui les a retardés, mais un excès de jeunesse et de curiosité. On ne troque pas aussi facilement l’air libre, transpercé par les aiguilles des balles traçantes, et un ciel rempli d’étoiles et d’éclats d’obus contre l’atmosphère étouffante de l’abri avec ses ampoules ternes qui pendent du plafond humide. On entend d’abord la voix sonore des jeunes qui viennent seulement de quitter la surface :
— Nos projecteurs ont quadrillé tout le ciel. Heinkel ou Messerschmitt, ils n’y couperont pas.
— Tu parles ! Il a sauté par-dessus ton faisceau et il est revenu. C’est pas avec un faisceau qu’on le battra, c’est avec le feu.
— Moi, je l’ai vu, leur aéroplane : il est tout blanc, avec un petit ventre vert.
— C’était simplement un nuage dans le faisceau du projecteur. Rien d’autre. C’est toi qui…
— Mais si, je l’ai vu, je te le jure…
Mais un sifflement de colère monte du coin sombre :
— Chut ! Taisez-vous, bande de pies ! Vous avez réveillé mon petit.
Un silence absolu règne pendant deux ou trois minutes. On n’entend que le glou-glou de l’eau dans les tuyaux à l’intérieur des murs et le grincement des châlits. Même l’enfant se tait.
— Curieux – c’est le « nouveau » qui rompt le silence –, c’est une alerte, et on ne tire pas. C’est peut-être déjà fini ?
— Vous allez nous porter la poisse – l’homme-addition scrute l’étranger qui a tenté de lui prendre sa place –, ce qu’il y a de mieux dans cette musique, ce sont les silences. Oui.
Comment c’est, déjà ? « Sur le champ de bataille règne le silence, entre les tentes les feux sont allumés32… »
En guise de réponse, un feu roulant, lourd comme le piétinement d’un troupeau, et, juste après, le trot agile des armes légères. Les bruits vont d’abord croissant en fréquence et en force, puis ils s’éloignent et faiblissent.
— On en a pour toute la nuit.
— Allez savoir.
— Mon Dieu, moi qui dois être au bureau à six heures.
— Si seulement on pouvait dormir une petite heure…
— Tu parles ! L’Allemand survole, le sommeil s’envole. C’est connu.
Cependant, châles et couvertures sont déroulés, et des têtes reposent déjà sur l’oreiller.