Troisième lettre
Quand j’arrivai à Moscou, ma valise solidement bouclée contenait trois changes de linge, les trois Critique de Kant, un volume dépareillé de Soloviev, mon bric-à-brac de célibataire et une demi-livre de lettres de recommandation. Ces lettres étaient attachées par une ficelle : le paquet dénoué, moi-même transformé en « porteur de la présente », je me mis à errer de sonnette en sonnette. Sur les portes, à côté de la poignée, je trouvais immanquablement une affichette : pour untel, deux longs, un bref ; pour untel, trois brefs ; c’était tout. Je sonnais selon les indications, tant de longs, tant de brefs, pressant avec application la sonnette de mon doigt, et il en résultait toujours la même chose : d’abord, on décachetait l’enveloppe et l’on parcourait le texte du regard, puis c’était moi que l’on décachetait et que l’on toisait. Il y avait des regards longs et il y en avait de brefs ; généralement longs au début, ils devenaient de plus en plus courts ; les pupilles me palpaient, comme ci, comme ça, une fois, deux fois, trois fois ; le regard se plissait pensivement, il se posait d’abord sur moi, puis passait à travers moi, puis à côté.
Écoutant le bruit léger de la serrure américaine, je comptais les marches mal équarries de l’escalier qui ramenait au rez-de-chaussée et je cherchais, mon ami, des métaphores. L’image de la sonnette fatiguée eut vite fait de m’ennuyer. Un jour, comme je traversais le marché, je trouvai quelque chose de plus éloquent : les gens qui se pressent parmi les étals et les cageots savent parfaitement ce qu’est une brioche, une brioche ordinaire, que le petit vendeur soumet au toucher des clients, pour que l’acheteur méfiant puisse s’assurer de la qualité de la marchandise. Chaudes et potelées, les brioches s’amoncellent dans un panier, protégées par un tissu. Mais l’une d’elles, toujours seule, reste sur la toile, livrée aux doigts qui la palpent : les passants, serviette, sac ou cabas à la main, qui se hâtent de rejoindre leur bureau ou de finir leurs courses, empoignent la brioche solitaire – les uns d’un geste rapide et brutal, les autres d’un mouvement lent et pensif, la pétrissant entre leurs doigts – et de nouveau elle frissonne sur la toile, séparée de ses semblables ; elle a depuis longtemps perdu sa parure croustillante et dorée, son corps chaud grelotte, il n’est plus que plaies et bosses, traces d’attouchements.
Je me souviens qu’au moment où vint le tour de la lettre portant pour adresse « 14, boulevard du Crochet4 », j’eus comme une hésitation. Je pris mon chapeau. Le reposai. Dépliai le plan. Une longue enfilade de lettres – C-r-o-c-h-e-t – et soudain un nom me saute aux yeux : Tâtons5. Cela me disait quelque chose. Je feuilletai : Zabéline d’abord – rien, il n’y est pas ; puis Martynov (Rues et ruelles de Moscou), et enfin Snéguirev. Tiens, tiens, c’est donc cela : il se trouve que la rue des Tâtons s’appelait anciennement rue des Tasteurs, et que ce mot désignait une longue pique munie d’un crochet de métal qui servait à tâter et à sonder toutes les marchandises arrivant aux portes de Moscou. Il faut avouer qu’en l’espace de deux ou trois siècles, les Moscovites sont parvenus à perfectionner cet instrument subtil, à le rendre invisible tout en renforçant et en améliorant son efficacité.
L’histoire de l’ancienne Moscou, c’est l’histoire de son emmurissement.
Au XVIIIe siècle, alors que toutes les villes grandes et petites, en Russie comme en Occident, avaient depuis longtemps abattu leurs murailles, s’en débarrassant comme de vestiges inutiles, Moscou abritait toujours son gros corps rond derrière l’enceinte de ses murs et de ses remparts.
Au début du XIXe siècle encore, protégée par ses postes de garde et ses infranchissables chevaux de frise, méfiante, les yeux plissés, elle scrutait à travers les battants entrebâillés de ses portes tous ceux qui vivaient « hors Moscou », tout ce qui venait de province, et elle levait tout doucement ses barrières colorées devant ces « venus d’ailleurs », arrivant d’au-delà des murs.
Bien sûr, tout cela était : mais tout s’est-il enfui dans l’« était » ?
Tous les jours, dans les six gares, les trains ne cessent de déverser de nouveaux arrivages : on amène les gens dans des wagons verts et dans des wagons rouges, on amène du bois, de la farine et des œufs de Kiev dans des clayettes.
Les uns après les autres, les œufs sont contrôlés à la lumière à travers leur frêle coquille, on utilise pour ce faire de petits tubes de papier. Quant aux gens… personne ne s’avise de les déranger en quoi que ce soit. Et pourtant, eux qui se tenaient droits au début, qui marchaient à grands pas et parlaient haut à la manière des provinciaux, se fanent étrangement vite, baissent le ton et se comportent comme s’ils avaient été testés du doigt et de l’œil. Le pas jour après jour plus court et plus discret, les bras ballants, le nouvel arrivé apprend vite à marcher dans la rue du côté ombre, à s’extraire nerveusement des regards qui convergent, à fuir tout ce qui touche et qui accroche.
Quant à vous, cher ami, Moscou n’est parvenue à vous atteindre qu’à travers des lettres, des numéros dépareillés de revues, et le hasard de quelques livres. Mais l’estampille Moscou ne nous perce-t-elle pas du regard, écarquillant son œil rond, noir comme l’encre ? Et les livres ? Ne sentez-vous pas leurs lignes qui se tendent pour vous palper ?
La littérature sur Moscou est complexe, touffue et disparate. Pourtant, il y a longtemps que, sans disperser les mots, je veux embrasser dans une seule et unique image (ou dans une formule) tout cet amoncellement de papier qui m’irrite. Mais l’image se dérobe.
À bientôt…
Quatrième lettre
Et je trouvai : Regardante. Les formules pour chasser les fièvres évoquent le vieux Sisinios et les treize sœurs Tremblantes. L’une d’elles s’appelle Regardante.
Chez nous, tout est bien de chez nous. Point d’Hélicon ni de Parnasse, mais sept tertres surgis des marécages et de la boue, les sept collines de l’ancien site de Moscou ; au lieu du chant des cigales, les piqûres des moustiques paludéens ; au lieu des neuf Muses, les treize sœurs Tremblantes.
Les Muses enseignent la pulsation régulière du vers enfermé dans son mètre et dans son rythme ; les Tremblantes savent comment enfiévrer et déchirer la strophe qui, chez elles, toujours tressaute, nerveuse, disperse les lettres. Les formules magiques n’agissent pas sur les Tremblantes. Elles sont vivantes. Et proches : ici même. Toute rencontre avec elles est dangereuse. Mais la plus dangereuse, c’est celle avec Regardante. Regardante ne sait qu’une chose : regarder, n’enseigne qu’une chose : regarder. Chez l’homme, les orbites ne sont pas vides, mais les yeux qui s’y logent peuvent tour à tour se remplir ou se vider, voir ou ne pas voir, interrompre le flot des images ou lui donner libre cours, fermer leurs paupières dans le sommeil ou les ouvrir sur la réalité. Regardante a les yeux nus : elle est sans paupières – on les lui a arrachées.